EDDINGTON (2025)

Ari Aster, cinéaste dont l’œuvre a jusqu’à présent exploré les recoins les plus sombres de l’horreur psychologique et du traumatisme, opère un virage avec Eddington. Ce film marque son incursion dans une satire politique et sociale incisive, tout en conservant son humour noir caractéristique et son atmosphère oppressante. De premier abord loin de ses précédents films, Eddington se profile comme un polar contemporain teinté de néo-western, de comédie noire et même, étonnamment, de film d’action. Eddington se veut une plongée immersive dans le chaos de l’Amérique de mai 2020, une période charnière où la pandémie de COVID-19 a agi comme un révélateur des profondes divisions d’une société à fleur de peau. Le résultat est un film polarisant, audacieux et d’une pertinence frappante, mais dont l’attitude provocatrice et l’ambiguïté délibérée risquent de diviser le public. Le thème principal d’Eddington est celui de la fragmentation sociale de la société américaine, identifié comme la conséquence directe de l’incapacité collective à s’accorder sur une vérité commune. Ici le COVID-19, loin d’être un simple événement sanitaire, est le point de bascule de cette « entropie américaine », où chacun s’est retranché dans sa propre réalité, alimentée par la caisse de résonance des réseaux sociaux, une paranoïa généralisée et des tensions raciales et politiques exacerbées. Le film met brillamment en scène cette dissociation à travers la rivalité entre le shérif Joe Cross (Joaquin Phoenix) et le maire Ted Garcia (Pedro Pascal) dans la ville fictive d’Eddington, Nouveau-Mexique. Leur opposition, exacerbée par les enjeux brûlants de l’époque –l’obligation du port du masque, les confinements, l’activisme en ligne, les théories du complot délirantes inspirées du « Pizzagate » (une théorie du complot affirmant qu’Hillary Clinton et des membres du Parti démocrate géraient un réseau pédophile depuis une pizzeria à Washington) et le « doomscrolling » compulsif (cette tendance à consommer frénétiquement des nouvelles anxiogènes) – devient le microcosme d’une nation en pleine implosion. Le spectateur est ainsi immergé dans un univers où les informations et les idéologies se propagent comme des virus, contaminant les esprits et fracturant les communautés.

Ce qui distingue la satire d’Aster, c’est son refus du manichéisme. Loin d’opposer simplement « gentils » contre « méchants », Eddington expose le chaos collectif, la paranoïa ambiante et l’aliénation profonde qui gangrènent tous les bords. L’humour corrosif du film frappe indistinctement, sans pitié pour qui que ce soit. On rit, ou du moins on sourit jaune, devant la caricature d’une branche locale de Black Lives Matter composée uniquement d’adolescents blancs, ou face à cette scène hilarante où un adolescent explique à ses parents médusés la nécessité de mettre fin à la « suprématie blanche ». Ces moments, bien que parodiques, ne sont pas gratuits. Ils soulignent l’absurdité des postures et la déconnexion parfois palpable entre les discours et les réalités. Cependant, Aster ne cherche en aucun cas à créer une équivalence morale entre des jeunes militants « hyper-woke » caricaturaux, même si leurs attitudes sont empreintes d’une certaine forme d’hypocrisie, et les idéologies extrêmes des mouvements anti-science ou trumpistes. Son propos est bien plus fin. Il s’attache à montrer comment ces divisions sont exploitées, notamment par des intérêts économiques qui prospèrent sur le chaos. L’implantation imminente d’un gigantesque Data Center, symbole d’un futur technologique inéluctable et gourmand en ressources, devient le point de convergence de toutes ces tensions. Ce projet dénonce une corruption latente liée aux oligarques de la technologie, soulignant la manière dont les grandes corporations peuvent tirer profit de la désunion. D’ailleurs c’est le maire « progressiste » qui soutient le projet, tandis que le shérif dénonce les dessous de table, ajoutant une couche d’anxiété quant à l’avenir de la ville et de ses habitants. Cette intrigue secondaire, au départ qui prend tout son sens dans la conclusion du film ne fait qu’amplifier le sentiment d’une Amérique où les lignes sont floues et où les motivations profondes restent opaques.

Eddington se distingue comme l’un des rares films contemporains à pouvoir être qualifié de véritablement « moderne » dans sa capacité à capturer l’époque actuelle. Aster intègre de manière organique l’utilisation cinématographique des smartphones, des écrans et des réseaux sociaux dans la narration. Loin d’être de simples accessoires, ces outils numériques deviennent des vecteurs de la cacophonie ambiante et de l’aliénation communautaire. Le film dépeint avec une acuité saisissante comment le confinement a poussé les individus vers les communautés virtuelles, parfois au détriment de leur lien avec le monde physique. Cette dépendance croissante aux informations des réseaux sociaux contribue à un sentiment généralisé de « fusion mentale » puis de glissement vers la folie collective. Cette approche immersive confère au film une résonance particulière et troublante, le rendant d’autant plus pertinent pour un public habitué à interagir avec le monde à travers des écrans. Les images de discussions en ligne, de vidéos virales et de fils d’actualité défilant sans fin s’entremêlent avec la réalité des personnages, brouillant les frontières entre le virtuel et le tangible, et illustrant la manière dont les informations, vraies ou fausses, façonnent les perceptions et les comportements. Sur le plan formel la réalisation d’Ari Aster est, comme à son habitude, impressionnante de maîtrise et d’audace. L’immense directeur de la photographie Darius Khondji (Delicatessen, Se7en, The Immigrant) avec qui il collabore pour la première fois insuffle une esthétique soignée, souvent oppressive, aux paysages du Nouveau-Mexique, capturant à la fois la grandeur désertique et l’étouffement des espaces clos. Les plans-séquences audacieux renforcent l’immersion et l’impression de chaos qui règne dans la ville, plongeant le spectateur au cœur de l’action et de l’anxiété des personnages. L’ambiance sonore, soutenue par la bande originale de Daniel Pemberton et Bobby Krlic, participe activement à cette atmosphère anxiogène et tendue, capable de basculer de l’humour le plus noir à l’angoisse la plus viscérale en un instant. Quelques scènes gore, disséminées judicieusement, rappellent les racines horrifiques d’Aster (Hereditary, Midsommar), mais elles sont ici utilisées comme des coups de poing visuels qui ponctuent la descente aux enfers des personnages, soulignant la violence intrinsèque qui couve sous la surface.

L’un des aspects d’Eddington les plus audacieux et potentiellement clivants qui le rend inclassable est son mélange déconcertant de genres. Le film est tout à la fois un néo-western pour son cadre désertique et sa thématique de « frontier justice » dans une Amérique en crise, un polar par son intrigue complexe et ses personnages corrompus, une comédie noire par son humour décapant et souvent dérangeant, et un thriller par sa tension palpable et ses rebondissements inattendus. Au beau milieu du film, Aster « nous fait une Hitchcock » avec un événement inattendu qui oblige le spectateur à épouser le point de vue d’un protagoniste avec lequel il avait peu d’affinités, marquant ainsi un tournant narratif majeur. Le film bascule alors dans le néo-noir, avant de prendre un nouveau virage vers le film de conspiration et de manière inattendue, vers l’action pure , domaine dans lequel il fait preuve d’un talent et d’une aisance surprenant. Dans cette séquence d’action frappante, il intègre une esthétique visuelle résolument inspirée du jeu vidéo, notamment du FPS à la manière de Call of Duty. Cette immersion dans un style visuel si omniprésent dans la culture américaine moderne renforce le sentiment de chaos et de violence quasi-ludique, brouillant les frontières entre le divertissement numérique et la réalité d’une Amérique en proie à ses démons. Cette séquence d’une demi-heure complètement folle entre Sam Peckimpah et Rococop marquée par une explosion de violence et une course-poursuite haletante, permet de libérer la tension accumulée et de conclure le récit sur un pic d’intensité, laissant le spectateur essoufflé et abasourdi. Cette volonté de refuser toute catégorisation rend le film unique et difficile à étiqueter, mais le fait paraître parfois chaotique ou décousu. Mais cette capacité à changer de ton et de registre est la marque de fabrique d’un réalisateur qui aime déstabiliser son public. Cependant, l’ambition d’Eddington d’embrasser tous les maux de la société américaine, le chaos et la frustration de l’ère COVID, tout en abordant des thèmes aussi variés, peut parfois rendre le film trop long et, de fait, légèrement décousu. L’absence d’un message univoque ou d’une résolution claire, fidèles à la démarche provocatrice d’Ari Aster, déroute . Eddington est une œuvre qui se concentre sur l’effet humain des événements plutôt que sur un message limpide, laissant le spectateur avec un sentiment de malaise persistant, un parfait reflet de l’Amérique qu’il dépeint.

Ari Aster déploie son casting avec une dextérité remarquable, malgré une affiche qui pourrait laisser penser à un film choral. Eddington est en réalité très centré sur la performance de Joaquin Phoenix. Ce dernier livre ici une performance complexe et, par moments, méprisable en shérif paranoïaque. Ce personnage n’est pas si éloigné finalement de celui qu’il incarne dans le Joker de Todd Phillips, mais avec une tonalité satirique qui le rend singulièrement effrayant et parfois comique. Phoenix excelle à incarner la fragilité mentale et la descente progressive dans la paranoïa, rendant crédible la figure d’un homme dépassé par les événements et ses propres démons. Sa présence domine l’écran, portant le film sur ses épaules et offrant un point d’ancrage troublant au milieu du chaos. Les autres noms prestigieux au casting, Pedro Pascal, Emma Stone et Austin Butler, bien que n’ayant pas la même omniprésence que Phoenix, occupent des rôles clés et leur apport est indéniable, chacun contribuant à la richesse thématique et émotionnelle du film. Pedro Pascal incarne le maire Ted Garcia, un personnage à première vue plus posé, rationnel et « progressiste » que le shérif Cross. Cependant, les motivations de Garcia sont rapidement mises en doute, révélant une facette plus trouble et opportuniste. Pascal apporte une subtilité bienvenue à ce rôle, jouant sur les nuances d’un homme politique qui doit naviguer entre les attentes de sa ville, les pressions extérieures et des intérêts plus opaques liés au projet de Data Center. Sa performance est d’autant plus efficace qu’elle contraste avec l’exubérance et la folie latente de Phoenix, créant une dynamique de confrontation tendue et crédible qui culmine dans une scéne marquante au son de Fireworks de Katie Perry. Garcia représente une forme de pouvoir plus insidieuse, celle qui se drape dans le manteau du progrès tout en servant des agendas cachés. Son personnage met en lumière la complexité des alliances politiques et la difficulté de discerner les véritables intentions dans un monde où les apparences sont souvent trompeuses. Emma Stone apporte une vulnérabilité déchirante et une force intérieure surprenante à son rôle de Louise, l’épouse du shérif, claquemurée et oscillant entre dépression, folie douce et radicalisation progressive. Sa communication affective avec sa mère, fervente adepte des théories du complot et incarnée par l’excellente Deirdre O’Connell (vue récemment dans la série The Penguin) est l’une des dynamiques les plus fascinantes du film. Cette relation complexe oppose la fragilité psychique de Louise à la radicalité virtuelle de sa mère, montrant comment les liens familiaux peuvent être déformés et mis à l’épreuve par l’emprise des croyances conspirationnistes. Stone est nuancée, capture la détresse d’une femme isolée qui cherche désespérément un sens dans un monde devenu fou. Sa relation avec sa mère évoque d’ailleurs, la dynamique complexe et toxique entre Sissy Spacek et Piper Laurie dans le Carrie de Brian De Palma, suggérant une toile de fond psychologique troublante et une forme de fatalisme héréditaire (Hereditary même!). Louise devient le reflet d’une partie de la population, vulnérable et désorientée, qui se tourne vers des explications simplistes et des communautés en ligne pour trouver du réconfort et une forme d’appartenance. Austin Butler (Elvis , Dune part II, Once upon a time …in Hollywood) confirme son talent à incarner des figures ambiguës et charismatiques. Dans Eddington, il campe une sorte de gourou local dont l’influence sur Louise est déterminante. Son personnage illustre de manière glaçante comment le conspirationnisme s’implante dans le quotidien via Internet, séduisant les esprits fragiles par un mélange de discours pseudo-intellectuels, de prophéties apocalyptiques et d’un charisme personnel indéniable. Butler parvient à rendre son personnage à la fois séduisant et profondément inquiétant, soulignant la facilité avec laquelle les individus peuvent être manipulés par des figures autoritaires dans des périodes d’incertitude. Il incarne le danger de ces leaders d’opinion qui opèrent en ligne.

Au-delà des têtes d’affiche, Eddington est peuplé d’une galerie de seconds rôles mémorables qui, bien que moins développés, contribuent à brosser un tableau saisissant de l’Amérique fragmentée. Deirdre O’Connell en Mère Conspirationniste enfermée dans sa bulle de théories du complot, est à la fois comique et tragique. Elle représente cette partie de la population qui a basculé entièrement dans la défiance envers les institutions et les vérités établies, et dont l’influence, même à distance, est dévastatrice. Son personnage qui devient primordial dans la conclusion est un rappel brutal de la manière dont les médias sociaux peuvent renforcer les croyances les plus farfelues, même au sein de la cellule familiale. Les collègues du shérif Cross sont souvent dépeints comme des figures dépassées, résignées ou même complices du chaos ambiant. Certains tentent de maintenir un semblant d’ordre, tandis que d’autres semblent eux-mêmes contaminés par la paranoïa ou la corruption. Leurs interactions avec Cross soulignent son isolement croissant et sa descente dans la folie. Chacun apporte sa pierre à l’édifice d’un film qui, pour la première fois chez le réalisateur, se tourne vers une dynamique de ville entière plutôt que sur les névroses individuelles, bien que ces dernières restent au cœur de la performance de Phoenix. Eddington dépeint une société où chaque individu est un rouage, conscient ou non, du grand mécanisme du chaos.

Conclusion : Eddington n’est pas un film qui se consomme passivement, son absence de certitudes force le spectateur à confronter nos propres réalités et nos propres opinions sur une Amérique et un Monde à la dérive. En définitive, ma sortie de la salle après Eddington fut un mélange paradoxal d’appréciation sincère et d’une profonde perplexité. L’ambiguïté délibérée du film, sa propension à refuser les réponses faciles et à brouiller les pistes, m’a d’abord laissé perplexe. Pourtant, depuis cette première projection, le film n’a cessé de me hanter. Sa densité thématique, la richesse de ses couches narratives et la puissance de ses interprétations possibles ne font que grandir à chaque nouvelle réflexion. Eddington est, sans aucun doute, le genre de film dont la réputation et la force ne feront que croître avec le temps, s’imposant comme une œuvre essentielle pour comprendre notre époque.

Ma Note : A-

Un commentaire

  1. Voilà un article solidement charpenté ! Touffu et conséquent comme l’est ce film très réussi par Ari Aster. Je note la remarque sur « l’entropie américaine », très juste. Une société qui se fragmente de plus en plus au point de se disloquer dans la douleur, aux portes de la barbarie.

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