
Lorsque The Usual Suspects est sorti en 1995, il n’était pas destiné à devenir un classique. Réalisé par un Bryan Singer encore inconnu du grand public, et écrit par Christopher McQuarrie, alors jeune scénariste sans crédit majeur, le film semblait n’être qu’un thriller de plus dans une décennie saturée de récits criminels. Pourtant, ce qui aurait pu n’être qu’un exercice de style s’est mué en œuvre culte, saluée pour son audace narrative, son atmosphère néo-noir et son twist final devenu légendaire. Le projet est né d’une idée simple : un titre. McQuarrie, inspiré par une rubrique de Spy Magazine intitulée “The Usual Suspects”, a imaginé une histoire autour d’un groupe de criminels réunis dans une salle d’interrogatoire. Ce point de départ, presque anecdotique, a donné naissance à un scénario complexe, construit comme un puzzle dont chaque pièce semble à sa place… jusqu’à ce qu’on réalise que l’image finale est un leurre.
Singer et McQuarrie, amis d’enfance, avaient déjà collaboré sur Public Access, un film indépendant primé à Sundance mais resté confidentiel. Leur complicité créative a été essentielle dans la conception de The Usual Suspects. Le scénario, rejeté par tous les studios majeurs pour sa complexité et son absence de repères narratifs traditionnels, a finalement été financé par des producteurs européens. Le tournage, réalisé en 35 jours avec un budget modeste de 5,2 millions de dollars, a été une course contre la montre, mais aussi un terrain d’expérimentation pour Singer, qui y a affirmé son goût pour les récits ambigus et les personnages troubles. Ce qui distingue The Usual Suspects de la plupart des thrillers, c’est sa structure narrative. Le film repose sur le témoignage de Verbal Kint, un petit escroc boiteux interrogé par l’agent Kujan. À travers ses flashbacks, le spectateur découvre une série d’événements qui semblent converger vers une vérité : l’existence d’un criminel mythique, Keyser Söze. Mais cette vérité est elle-même un mensonge, construit à partir d’éléments visibles dans la salle d’interrogatoire — noms, objets, affiches — que Verbal intègre à son récit.
Cette manipulation narrative est au cœur de l’expérience du film. Le film tient moins par son twist que par son groupe de personnages brillamment écrits. Chaque visionnage révèle de nouveaux indices, de nouvelles failles dans le récit de Verbal. Le spectateur est invité à remettre en question ce qu’il voit, à douter de ses propres interprétations. C’est cette interactivité implicite qui rend le film si fascinant. La réussite du film repose aussi sur son casting. Kevin Spacey, dans le rôle de Verbal Kint, livre une performance magistrale, récompensée par l’Oscar du meilleur second rôle. Son jeu, tout en retenue et en ambiguïté, donne au personnage une profondeur troublante. Il incarne à la fois la vulnérabilité et la manipulation, l’innocence et le calcul. Comme l’a dit McQuarrie, “nous savions que le casting de Spacey était crucial. Le public ne le reconnaissait pas encore, et c’est précisément ce qui nous permettait de le dissimuler à la vue de tous”. Les autres membres du groupe — Gabriel Byrne, Benicio Del Toro, Stephen Baldwin, Kevin Pollak — apportent chacun une couleur distincte au récit. Del Toro, en particulier, a marqué les esprits avec son interprétation incompréhensible de Fenster, un choix audacieux qui a d’abord déconcerté McQuarrie, avant de le convaincre sur le plateau.
La musique de John Ottman, qui est aussi le monteur du film, joue un rôle essentiel dans la construction de l’atmosphère. Sa partition, mêlant orchestre et touches électroniques, évoque à la fois le mystère et la tension. Le thème principal, au piano et cordes, est d’une élégance sombre, presque mélancolique. Il accompagne les moments clés du récit, notamment l’ouverture et la révélation finale, avec une subtilité remarquable. Ottman a composé la musique en parallèle du montage, créant ainsi une synergie rare entre image et son. Le morceau “Keyser Appears”, avec ses cordes pesantes et ses chœurs discrets, illustre parfaitement la menace diffuse que représente Söze.The Usual Suspects s’inscrit dans la tradition du film noir, avec ses personnages ambigus, son esthétique sombre et son regard cynique sur la morale. Il puise dans des œuvres comme The Asphalt Jungle ou The Killing, tout en les subvertissant. Le film ne cherche pas à révéler une vérité cachée, mais à démontrer que toute vérité est construite, manipulée, falsifiée.
Son influence sur le cinéma contemporain est indéniable. Il a ouvert la voie à des récits non linéaires, à des narrateurs peu fiables, à des twists narratifs audacieux. Des films comme Fight Club, Memento, Gone Girl ou Shutter Island doivent beaucoup à la structure de The Usual Suspects. Même des séries comme Mr. Robot ou True Detective reprennent cette idée d’un récit fragmenté, où la vérité est toujours en suspens. Dans la filmographie de Bryan Singer, The Usual Suspects reste une œuvre à part. Avant ses incursions dans les blockbusters (X-Men, Superman Returns), Singer y affirme une vision personnelle, un goût pour les récits ambigus et les personnages en marge. Pour McQuarrie, le film est un tremplin : il remportera l’Oscar du meilleur scénario et deviendra un collaborateur régulier de Tom Cruise, notamment sur la saga Mission: Impossible.
Conclusion : Trente ans après sa sortie, The Usual Suspects conserve son pouvoir de fascination. Il ne se contente pas de surprendre : il interroge. Il pousse le spectateur à remettre en question ce qu’il voit, ce qu’il croit, ce qu’il comprend. Le film ne révèle pas une vérité cachée, mais annule toute vérité narrative construite. Ce n’est pas un twist, c’est une révision radicale du récit. Et c’est précisément cette audace qui fait de The Usual Suspects un chef-d’œuvre.