
Sous ses atours de série B, Cape Fear dissimule une œuvre baroque, dérangeante et profondément ambivalente. Remake du film de J. Lee Thompson (1962), Scorsese transforme ce thriller psychologique en une plongée dans les ténèbres de l’âme humaine, où la justice vacille et les pulsions s’exacerbent. Ce n’est pas tant l’histoire d’un homme traqué que celle d’une famille en décomposition, d’une société en perte de repères, et d’un cinéma qui se regarde dans le miroir de ses propres obsessions.
Le projet Cape Fear naît d’un désir de Steven Spielberg, qui envisageait initialement de le réaliser avant de le confier à Scorsese, préférant se consacrer à Schindler’s List. Ce passage de témoin est crucial : là où Spielberg aurait probablement opté pour une approche plus classique, Scorsese injecte dans le film sa vision torturée du monde, héritée de Taxi Driver et Raging Bull. Le scénario de Wesley Strick conserve la trame du film original, mais la réinvente à travers une esthétique expressionniste et une mise en scène fiévreuse. Le film est traversé par les influences du cinéma d’horreur gothique, du film noir, et même du cartoon. Scorsese cite volontiers Night of the Hunter et les thrillers hitchcockiens comme sources d’inspiration, mais il va plus loin : il transforme le cadre domestique en théâtre de l’angoisse, et le personnage de Max Cady en figure mythologique, à mi-chemin entre le démon biblique et le prédateur postmoderne.
Cape Fear occupe une place à part dans l’œuvre de Scorsese. C’est son premier film en format CinemaScope, et l’un des rares où il s’essaie à un genre codifié sans le détourner totalement. Le choix de Freddie Francis comme directeur de la photographie est décisif. Lauréat de deux Oscars, Francis apporte au film une esthétique gothique saisissante, héritée de son travail pour Hammer et Amicus dans les années 60 et 70. Il conçoit Cape Fear comme une œuvre où la lumière et l’ombre racontent autant que les dialogues. Dès les premières scènes, il installe une ambiance menaçante, jouant sur les contrastes, les reflets et les zones d’obscurité où Max Cady rôde comme une présence spectrale. Francis privilégie une approche où chaque éclairage trouve sa justification dans le décor. Il pense en noir et blanc, même lorsqu’il travaille en couleur, et cherche à recréer la texture du cinéma monochrome. Le film commence dans une lumière estivale, presque banale, puis glisse progressivement vers une pénombre oppressante, à mesure que la menace s’intensifie. La maison des Bowden , d’abord lumineux, devient un piège visuel, encerclé par des arbres menaçants, comme dans un conte de fées déviant. La séquence finale sur le bateau, tournée dans un réservoir, est un sommet de stylisation : Francis y utilise des filtres et des focales spécifiques pour créer une impression de claustrophobie et de dérive. La caméra semble elle-même contaminée par la folie ambiante, oscillant entre les points de vue, les plongées et les contre-plongées, dans une chorégraphie macabre.
Cape Fear n’est pas un simple exercice de style : le film est imprégné de ses obsessions habituelles — la culpabilité, la violence, la rédemption impossible. Le personnage de Sam Bowden, incarné par Nick Nolte, n’est pas un héros irréprochable : il a trahi ses principes en dissimulant une preuve lors du procès de Cady. Cette faille morale devient le point de départ d’un engrenage infernal, où la justice se confond avec la vengeance. Scorsese joue avec les codes du thriller, mais les tord jusqu’à l’extrême. Les scènes de confrontation sont filmées comme des ballets macabres, les décors deviennent des pièges, et la caméra semble elle-même contaminée par la folie de Cady. Le film est un cauchemar éveillé, où chaque plan menace de basculer dans l’hystérie.
Robert De Niro livre ici l’une de ses performances les plus excessives et mémorables. Son Max Cady est une créature de cauchemar, tatouée de versets bibliques, parlant avec un accent du Sud et arborant un sourire carnassier. Il incarne le mal avec une jubilation inquiétante, oscillant entre le grotesque et le terrifiant. Sa présence à l’écran est magnétique, presque hypnotique. Il ne joue pas Cady : il le possède. Juliette Lewis, dans le rôle de Danielle, la fille de Bowden, est bouleversante de justesse. Sa scène avec De Niro dans le théâtre de l’école, où l’ambiguïté sexuelle atteint son paroxysme, est d’une intensité rare. Elle incarne l’adolescence comme territoire vulnérable, exposé aux manipulations et aux désirs troubles. Jessica Lange, en mère dépassée, et Joe Don Baker, en détective privé brutal, complètent un casting parfaitement équilibré.
La musique de Cape Fear est un personnage à part entière. Scorsese choisit de reprendre le score original de Bernard Herrmann, composé pour le film de 1962, et de le faire réorchestrer par Elmer Bernstein. Le résultat est saisissant : les cuivres stridents, les cordes dissonantes, les motifs obsédants créent une atmosphère de tension permanente. Le thème principal, avec ses quatre notes menaçantes, devient le leitmotiv de la terreur. La bande-son ne se contente pas d’accompagner l’action : elle la précède, l’annonce, la commente. Elle est le souffle du mal qui rôde, la voix intérieure de Cady, le cri muet de la famille Bowden. Elle transforme chaque scène en rituel, chaque silence en menace.
Cape Fear a marqué durablement le cinéma des années 90. Il s’inscrit dans une série de remakes audacieux qui ont redéfini les codes du genre, aux côtés de The Thing de Carpenter ou The Fly de Cronenberg. Le film a également laissé une empreinte dans la culture populaire : l’épisode Cape Fear des Simpsons, où Sideshow Bob reprend le rôle de Cady, est devenu culte. Cape Fear est souvent cité comme un exemple de remake réussi, capable de surpasser l’original en profondeur et en audace. On peut y voir aujourd’hui une parabole sur la masculinité toxique ou une réflexion sur la justice et ses limites. Cape Fear n’est pas un simple thriller. C’est un conte de fées inversé, où le loup n’est pas vaincu, où la maison n’est pas un refuge, où le père n’est pas un héros. C’est une plongée dans les ténèbres de l’âme humaine, une danse macabre entre culpabilité et désir, entre loi et chaos. Scorsese y déploie toute sa virtuosité, mais aussi toute sa lucidité : il ne cherche pas à rassurer, il veut déranger. Et il y parvient.
Conclusion : Trente ans après sa sortie, le film n’a rien perdu de sa force. Il continue de hanter les spectateurs, de fasciner les cinéphiles, de nourrir les débats. Il est la preuve que le cinéma peut être à la fois populaire et exigeant, spectaculaire et profond. Un chef-d’œuvre déguisé en série B.