
Sorti en 1976, Taxi Driver s’impose comme l’un des sommets du cinéma américain des années 70, une décennie marquée par le désenchantement post-Vietnam, la crise morale et l’effondrement des idéaux. Réalisé par Martin Scorsese, alors jeune cinéaste en pleine ascension après Mean Streets (1973), le film marque une étape décisive dans sa carrière, tout en révélant au monde entier la puissance d’un acteur déjà prometteur : Robert De Niro.
Le scénario de Taxi Driver est né de la plume de Paul Schrader, dans un moment de profonde détresse personnelle. Isolé, hanté par des pensées suicidaires, Schrader canalise ses obsessions dans le personnage de Travis Bickle, vétéran insomniaque et marginal, errant dans un New York nocturne et décadent. Scorsese, séduit par la noirceur du script, y voit une opportunité de sonder les tréfonds de l’âme humaine. Le projet prend forme dans un climat de tension sociale, où la ville elle-même devient un personnage à part entière, gangrenée par la violence, la prostitution et la solitude. Le film puise dans une riche tradition cinématographique. On y retrouve l’ombre de The Searchers de John Ford, dont le protagoniste, Ethan Edwards, partage avec Travis une obsession pour la pureté et une haine viscérale des marginaux. Le style de Robert Bresson, notamment Pickpocket, inspire la narration introspective et la voix-off de Travis, tandis que l’esthétique urbaine rappelle les films noirs des années 50. Scorsese, cinéphile érudit, tisse ces références dans une œuvre qui transcende ses influences pour devenir un objet singulier, à la fois poétique et brutal.
Dans le rôle de Travis Bickle, De Niro livre une performance d’une intensité rare. Son regard vide, sa diction hésitante, sa posture rigide traduisent une aliénation profonde. L’acteur s’immerge totalement dans son personnage : il obtient une licence de taxi, sillonne les rues de New York pendant des semaines, et improvise la célèbre scène du miroir – « You talking to me ? » – devenue emblématique. Cette composition, à la fois minimaliste et explosive, révèle un acteur capable de faire exister le silence, la tension, le vertige. Autour de De Niro, le casting brille par sa justesse. Jodie Foster, alors âgée de 12 ans, incarne Iris, jeune prostituée que Travis veut « sauver ». Sa présence fragile et son regard lucide apportent une humanité inattendue au récit. Harvey Keitel, en proxénète ambigu, compose un personnage à la fois repoussant et charismatique. Cybill Shepherd, dans le rôle de Betsy, incarne l’idéal inaccessible, la pureté fantasmée. Chaque acteur semble incarner une facette du monde intérieur de Travis, comme des projections de ses désirs et de ses frustrations.
La musique de Bernard Herrmann, dernière œuvre du compositeur avant sa mort, enveloppe le film d’une mélancolie jazzy. Le saxophone solitaire, les cuivres sombres, les motifs répétitifs traduisent l’errance de Travis et la déliquescence du monde qui l’entoure. Herrmann, connu pour ses collaborations avec Hitchcock (Vertigo, Psycho), signe ici une partition obsédante, qui confère au film une dimension élégiaque. Elle accompagne les dérives nocturnes du taxi comme une plainte sourde, une élégie pour une ville en perdition.
Taxi Driver est un film ouvert, qui refuse les réponses simples. Travis est-il un héros ou un monstre ? Son acte final, sanglant et spectaculaire, est-il une rédemption ou une rechute ? Le film joue sur cette ambivalence, brouille les pistes, refuse la morale. Certains voient en Travis une figure christique, d’autres un proto-fasciste.Le rythme du film épouse sa spirale mentale. Les premières séquences, lentes et contemplatives, installent une atmosphère de malaise. Puis, progressivement, le tempo s’accélère, les coupes se font plus brutales, les scènes plus violentes. Le montage devient le reflet d’une conscience qui vacille, d’un homme qui glisse vers la folie. Cette progression, subtile et maîtrisée, confère au film une tension croissante, jusqu’à l’explosion finale. Taxi Driver a marqué durablement le cinéma. Il a influencé une génération de cinéastes, de Quentin Tarantino à Lynne Ramsay. Son esthétique urbaine, sa narration fragmentée, son personnage borderline ont ouvert la voie à des œuvres comme Drive ou Joker. Le film a aussi laissé une empreinte dans la culture populaire : la réplique « You talking to me ? » est devenue un mantra, une icône. Mais au-delà de son influence, Taxi Driver reste une œuvre profondément actuelle, qui parle de solitude, de violence, de quête de sens dans un monde désenchanté.
Conclusion : Taxi Driver occupe une place centrale dans l’œuvre de Scorsese. Il inaugure une série de portraits d’hommes en crise, que l’on retrouvera dans The King of Comedy (1982) ou The Irishman (2019). Le film cristallise les obsessions du cinéaste : la culpabilité, la rédemption, la violence, la ville comme théâtre moral. Il marque aussi le début d’une collaboration mythique avec De Niro, qui donnera naissance à certains des plus grands films du cinéma américain.