
Casino sublime une fresque tragique où le faste de Las Vegas devient le théâtre d’une chute inexorable. Réalisé par Martin Scorsese, ce long-métrage de près de trois heures s’impose comme une œuvre monumentale, à la fois élégante et brutale, qui explore les rouages du pouvoir, de la cupidité et de la décadence humaine. Le projet Casino naît de la collaboration entre Martin Scorsese et Nicholas Pileggi, déjà à l’origine du mythique Goodfellas (1990). Inspiré du livre Casino: Love and Honor in Las Vegas, le film s’appuie sur des faits réels, notamment la vie de Frank Rosenthal, directeur de plusieurs casinos pour le compte de la mafia. Scorsese, fasciné par les mécanismes de contrôle et de corruption, y voit l’occasion de prolonger son exploration du crime organisé, mais dans un décor plus clinquant, plus théâtral que celui des bas-fonds new-yorkais. L’influence du cinéma classique américain est palpable, notamment dans la manière dont il orchestre les voix off, les ellipses et les montages parallèles. Certains critiques anglo-saxons ont vu dans Casino une relecture moderne des tragédies shakespeariennes, où les personnages sont condamnés par leurs propres excès.
Dans la filmographie de Scorsese, Casino occupe une place charnière. Il clôt une trilogie informelle sur la mafia, entamée avec Mean Streets (1973) et poursuivie avec Goodfellas. Mais là où Goodfellas exaltait la montée en puissance d’un gangster, Casino s’attarde sur la chute, sur la désintégration d’un empire. C’est un film plus froid, plus analytique, où la violence n’est pas glorifiée mais montrée comme un symptôme de la perte de contrôle. Certains estiment que Casino est le dernier grand film de Scorsese avant son virage vers des récits plus introspectifs (Kundun, Bringing Out the Dead), tandis que d’autres le considèrent comme son œuvre la plus aboutie sur le plan formel.
Robert De Niro incarne Sam “Ace” Rothstein avec une sobriété glaçante. Ce personnage, inspiré de Rosenthal, est un homme obsédé par le contrôle, la précision, l’ordre. De Niro, dans l’une de ses dernières grandes performances avec Scorsese (après Raging Bull et Cape Fear), parvient à rendre fascinant un homme qui ne laisse rien transparaître. Son jeu repose sur les silences, les regards, les gestes millimétrés. De Niro n’a jamais été aussi impénétrable, aussi mécanique, et pourtant aussi humain. Il incarne la tragédie d’un homme qui croit pouvoir dompter le chaos, mais qui est trahi par ses émotions et par ceux qu’il aime.
La direction artistique de Casino est un tour de force. Dante Ferretti, chef décorateur, recrée un Las Vegas des années 70 avec une minutie hallucinante : moquettes criardes, néons hypnotiques, costumes flamboyants. Chaque plan est une explosion visuelle, mais jamais gratuite. Scorsese utilise le kitsch comme un langage, comme une manière de souligner l’artificialité du monde qu’il décrit. La mise en scène est virtuose sans être ostentatoire. Les mouvements de caméra sont fluides, les plans-séquences immersifs, et les ralentis viennent ponctuer les moments de bascule. Le montage, toujours signé Thelma Schoonmaker, est l’un des éléments les plus remarquables du film. Alternant voix off, flashbacks, et ruptures de ton, il donne au récit une dynamique presque documentaire. Le spectateur est constamment sollicité, invité à recomposer les morceaux d’un puzzle moral. La narration en voix off, partagée entre De Niro et Pesci, crée une polyphonie fascinante. Elle permet de pénétrer les pensées des personnages, mais aussi de souligner leurs contradictions.
Le casting de Casino est un sans-faute. Joe Pesci, dans le rôle de Nicky Santoro, livre une performance terrifiante, plus brutale encore que dans Goodfellas. Il incarne la violence à l’état pur, l’instinct sans filtre. Sa présence à l’écran est magnétique, et chaque scène où il apparaît semble sur le point d’exploser. Mais la révélation du film, c’est Sharon Stone. Dans le rôle de Ginger McKenna, elle incarne une femme à la fois sublime et tragique, prisonnière de ses addictions et de ses contradictions. Sa performance lui a valu un Golden Globe et une nomination aux Oscars. Stone ne joue pas Ginger, elle la vit, elle la consume, elle la détruit. Autour de ce trio, des seconds rôles impeccables : Don Rickles, Kevin Pollak, James Woods, tous apportent une texture supplémentaire à cette fresque. La bande-son de Casino est une œuvre en soi. Scorsese, comme à son habitude, utilise la musique comme un contrepoint, une respiration, une ironie. On y retrouve du Louis Prima, du Rolling Stones, du Muddy Waters, du Dinah Washington. Chaque morceau est choisi avec soin, et vient souligner une émotion, une tension, une chute. Le thème de Le Mépris de Georges Delerue, utilisé dans les moments les plus mélancoliques, apporte une profondeur inattendue.
Depuis sa sortie, Casino a influencé de nombreux films sur le crime organisé, mais aussi sur le monde du jeu et de la finance. Des séries comme Boardwalk Empire ou Ozark reprennent sa structure narrative, son esthétique, sa manière de montrer les coulisses du pouvoir. Casino a été sous-estimé à sa sortie, éclipsé par Goodfellas, mais qu’il est aujourd’hui reconnu comme une œuvre majeure, plus complexe, plus mature. Il a aussi contribué à redéfinir le genre du film de gangsters, en le tirant vers la tragédie, vers l’analyse sociologique.
Conclusion : Casino est une fresque baroque et lucide, qui mêle le glamour et la pourriture, la maîtrise et le chaos. Scorsese y atteint une forme de perfection formelle, tout en livrant une méditation sur le pouvoir, l’amour, et la chute. C’est une œuvre qui ne cesse de fasciner, de déranger, de séduire. Dans la filmographie de Scorsese, aux côtés de Taxi Driver et The Wolf of Wall Street, Casino brille comme un diamant noir, taillé dans le marbre de l’ambition et de la démesure. Un chef-d’œuvre.