DERNIERES HEURES A DENVER (1995)

Dans le sillage du raz-de-marée Pulp Fiction (1994), le cinéma des années 90 a vu éclore une vague de films de gangsters bavards, où dialogues ciselés, violence stylisée et antihéros charismatiques s’entremêlaient dans une esthétique néo-noir audacieuse. Things to Do in Denver When You’re Dead (1995), réalisé par Gary Fleder, s’inscrit dans ce mouvement, tout en se démarquant par une sensibilité singulière. Produit par Miramax, alors filiale de Disney et fer de lance du cinéma indépendant américain, le film porte la marque d’une époque où le studio cherchait à capitaliser sur le succès de Quentin Tarantino. Pourtant, loin d’être une simple imitation, l’œuvre, écrite par Scott Rosenberg (Con Air, High Fidelity), tisse une fable mélancolique et désabusée sur la rédemption, la loyauté et l’inéluctabilité de la mort. Avec un casting étoilé mené par Andy Garcia (The Godfather Part III, Ocean’s Eleven) et une mise en scène soignée, Things to Do in Denver When You’re Dead est une pépite méconnue qui mérite une redécouverte attentive.

L’émergence de Things to Do in Denver When You’re Dead doit tout à l’onde de choc provoquée par Pulp Fiction. Le succès retentissant du film de Tarantino a redéfini le film de gangsters, incitant Miramax à produire des œuvres partageant un ADN similaire. Le scénario de Scott Rosenberg, écrit en seulement deux semaines après la mort de son père, puise dans cette mouvance tout en y insufflant une dimension personnelle. Inspiré par la chanson éponyme de Warren Zevon , le titre du film reflète une ironie douce-amère, tandis que le nom du protagoniste, Jimmy “The Saint” Tosnia, emprunte à une chanson de Bruce Springsteen, “Lost in the Flood”. Ces références musicales ancrent l’œuvre dans un univers où le mythe et la réalité se confondent, créant une atmosphère quasi onirique. Rosenberg, alors jeune scénariste, ne cherchait pas seulement à surfer sur la vague tarantinesque, mais à explorer des thèmes universels comme la mortalité et l’idée de ce que l’on laisse après sa mort, influencés par son deuil récent. Le film se présente ainsi comme un conte noir, où les gangsters, loin d’être des figures héroïques, sont des âmes perdues en quête de sens.

Pour Gary Fleder (Kiss the Girls, Runaway Jury), Things to Do in Denver When You’re Dead marque un début de carrière prometteur. Premier long-métrage du réalisateur, il montre une bonne maîtrise du cadre et du rythme, même si sa carrière ultérieure n’ait pas toujours tenu ces promesses initiales. Fleder y déploie une énergie visuelle et une attention aux détails notamment dans la gestion des ambiances sombres et des personnages bigger-than-life. Le film a valu à Fleder le prix spécial du jury et le prix de la critique au festival du film policier de Cognac en 1996, signe de sa reconnaissance dans les cercles cinéphiles. Chez Miramax, alors dirigé par les frères Weinstein, le film s’inscrit dans une stratégie de production agressive visant à reproduire le succès de Pulp Fiction. Pourtant, son échec commercial (un box-office d’environ 530 000 dollars pour un budget de 8 millions) en a fait une victime collatérale de cette ambition, injustement à nos yeux relégué au rang de “clone” tarantinien.

Au cœur du film on trouve la une performance d’une grande élégance d’Andy Garcia dans le rôle de Jimmy “The Saint” Tosnia. Ex-gangster reconverti dans une entreprise atypique, Afterlife Advice, qui enregistre des messages posthumes pour les mourants, Jimmy incarne un mélange de charme latin et de mélancolie introspective. Garcia, avec son charisme naturel et sa capacité à transmettre une vulnérabilité contenue, porte le film avec une aisance qui évoque les grandes figures du film noir. Son interprétation, tout en retenue, contraste avec l’excentricité des seconds rôles, faisant de Jimmy le pivot émotionnel émotionnel du film. Le casting réunit une galerie de talents mémorables. Christopher Walken (The Deer Hunter, Catch Me If You Can), pourtant spécialiste du genre trouve un de ses personnages les plus terrifiants en tant que “The Man With the Plan”, un caïd quadriplégique, à la fois glaçant et délicieusement excentrique, son cabotinage savoureux ajoutant une touche d’ironie cruelle. Treat Williams (Prince of New York, Once Upon a Time in America), dans le rôle de Critical Bill, vole la vedette avec une énergie démente, incarnant un vétéran du Vietnam instable dont les excès précipitent la tragédie. Il porte la réplique la plus savoureuse du film : « You’re Tokyo , I am Godzilla ! ». Christopher Lloyd (Back to the Future, Who Framed Roger Rabbit), en Pieces, apporte une humanité désarmante à son personnage de gangster rongé par la lèpre (!!), tandis que Steve Buscemi (Fargo, Reservoir Dogs), en tueur à gages mutique Mr. Shhh, offre une menace froide et implacable. William Forsythe, Bill Nunn, Fairuza Balk et Gabrielle Anwar (Scent of a Woman, Body Snatchers) complètent cet ensemble éclectique, chacun apportant une couleur unique à cette fresque de losers magnifiques.

Visuellement, Things to Do in Denver When You’re Dead se distingue par son esthétique néo-noir, magnifiée par la photographie d’Elliot Davis. Les rues de Denver, baignées de néons et de teintes sombres, créent une atmosphère à la fois crue et onirique, où chaque plan semble chargé d’une nostalgie diffuse. Les décors, conçus par Nelson Coates, renforcent cette ambiance : du diner rétro aux appartements défraîchis, chaque lieu évoque un monde en déclin, reflet des aspirations brisées des personnages. Fleder, jongle entre des séquences de tension (comme l’embuscade de Mr. Shhh) et des moments plus contemplatifs, notamment les scènes romantiques entre Jimmy et Dagney (Gabrielle Anwar). Le montage, rythmé, alterne entre des flashbacks narrés par Jack Warden et des scènes d’action brutales, conférant au film une structure presque théâtrale. Cette approche, bien que parfois inégale, traduit l’ambition de Fleder de transcender le simple film de gangsters pour en faire une méditation sur la finitude des choses.

Le film, au-delà de son intrigue criminelle, est une réflexion sur la rédemption et le leg. Jimmy, en quête d’une vie meilleure, est rattrapé par son passé, incarné par le sinistre “The Man With the Plan”. L’opération qu’il accepte – intimider l’amant d’une ex-petite amie pour “guérir” le fils pédophile de son ancien patron – est absurde et vouée à l’échec, révélant la futilité des codes mafieux. Les personnages, tous marqués par leurs échecs, sont dépeints avec une tendresse inattendue : Pieces accepte sa mort avec sérénité, Critical Bill sombre dans une rage autodestructrice, et Jimmy, dans ses dernières heures, cherche à laisser une trace en offrant un avenir à Lucinda (Fairuza Balk). Cette humanisation des marginaux, portée par le scénario de Rosenberg, donne au film une profondeur émotionnelle rare pour le genre. Le motif des “boat drinks”, rêve récurrent d’une vie paisible loin de Denver, devient une métaphore poignante de l’évasion impossible.La bande-son, ponctuée par la chanson de Warren Zevon , ancre le film dans une ambiance jazzy et désenchantée. Elle renforce le ton mélancolique tout en soulignant l’ironie des situations.

Son échec commercial a limité sa portée, le reléguant à un statut de “film culte” apprécié par une niche de cinéphiles pourtant l’année qui suit Scott Rosenberg va signer le scénario de Con Air (1997), blockbuster produit par Jerry Bruckheimer qui remportera un succès immense et porte en lui quelques brins de l’ADN de son premier script. On y retrouve la patte de Rosenberg : des dialogues percutants, une fascination pour les marginaux et son talent à créer des personnages haut en couleur inoubliables : à Jimmy The Saint, Pieces et the Man with the Plan vont succéder Diamond Dog, Johnny XXIII et Cyrus « The Virus » Grissom.

Conclusion : Things to Do in Denver When You’re Dead est un joyau imparfait, un film qui, malgré ses maladresses, séduit par son audace et sa sincérité. Gary Fleder, avec une mise en scène vibrante, et Scott Rosenberg, avec un scénario teinté de deuil, ont créé une œuvre qui transcende son étiquette de “clone de Tarantino”. Andy Garcia, entouré d’un casting exceptionnel, porte cette fable de gangsters avec une élégance désabusée. Souvent éclipsé par ses contemporains, ce conte noir mérite d’être redécouvert pour sa tendresse envers ses losers magnifiques et sa méditation poignante sur ce qu’on laisse derrière soi. Une perle rare, à la croisée du polar et du poème.

Ma Note : A

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