TWELVE MONKEYS (1995)

Twelve Monkeys, réalisé par Terry Gilliam, s’impose comme une œuvre singulière dans le paysage de la science-fiction des années 1990. Adapté librement du court-métrage expérimental La Jetée de Chris Marker, le film transcende son matériau d’origine pour livrer une méditation vertigineuse sur le temps, la mémoire, la folie et l’inéluctabilité du destin. À la croisée du thriller paranoïaque et du drame romantique, il s’inscrit dans la filmographie de Gilliam comme un jalon majeur, aux côtés de Brazil et The Fisher King, où l’imaginaire et le chaos du réel s’entrelacent. Le projet naît de l’obsession du producteur Robert Kosberg pour La Jetée, qu’il considère comme une base idéale pour un long-métrage. Terry Gilliam, bien qu’il affirme ne pas avoir vu le film de Marker avant de tourner Twelve Monkeys, en épouse les motifs : le souvenir traumatique, le voyage dans le temps, la boucle narrative. Mais Gilliam injecte à cette structure une densité visuelle et émotionnelle propre à son univers. L’influence d’Hitchcock, notamment Vertigo, est manifeste. Une scène clé montre les protagonistes visionnant le film dans une salle obscure, et le parallèle entre Kathryn Railly et Madeleine Elster devient explicite lorsque la psychiatre se déguise en blonde. Le vertige du temps, la confusion des identités et la fatalité du souvenir hantent le récit comme une spirale.

Gilliam déploie une mise en scène foisonnante, parfois excessive, mais toujours signifiante. Les décors du futur, inspirés des dessins de Lebbeus Woods, évoquent une dystopie industrielle, faite de tuyauteries apparentes, de combinaisons grotesques et de lumières blafardes. Le monde souterrain de 2035 est un cauchemar bureaucratique, peuplé de scientifiques grotesques et de prisonniers désorientés. Le réalisateur multiplie les angles obliques, les plans déformés, les mouvements de caméra erratiques. Ce style, hérité de Brazil, accentue la paranoïa du protagoniste et brouille la frontière entre réalité et hallucination. Certains critiques anglo-saxons ont souligné que cette esthétique, bien que datée par endroits, conserve une puissance évocatrice rare, notamment dans les scènes de l’asile psychiatrique ou du centre de recherche du futur. Le montage, signé Mick Audsley, épouse la logique du récit : fragmenté, circulaire, troublant. Les flashbacks, les visions, les sauts temporels sont intégrés avec fluidité, malgré la complexité du scénario. Le film joue sur la répétition des motifs – l’aéroport, le rêve, le regard de l’enfant – pour construire une boucle temporelle où passé, présent et futur se confondent. Le spectateur est constamment invité à remettre en question la véracité des événements. Est-ce un délire ? Une prophétie ? Une manipulation ? Cette ambiguïté, loin d’être un défaut, est au cœur de la proposition artistique du film. Twelve Monkeys est un puzzle dont chaque pièce semble à sa place, mais dont l’image globale reste insaisissable.

Bruce Willis livre ici une de ses performances les plus nuancées. Loin du héros invincible de Die Hard, il incarne James Cole avec une vulnérabilité touchante. Son regard perdu, ses accès de violence, sa quête désespérée de sens font de lui un anti-héros tragique. Cette incarnation est la plus humaine de sa carrière. Brad Pitt, dans le rôle de Jeffrey Goines, crève l’écran. Son jeu nerveux, halluciné, imprévisible, lui a valu une nomination aux Oscars et un Golden Globe. Il incarne la folie avec une intensité rare, oscillant entre comique et inquiétant. Madeleine Stowe, quant à elle, apporte une grâce mélancolique au personnage de Kathryn Railly, dont la trajectoire – de sceptique à croyante – est l’une des plus poignantes du film. Le casting secondaire, avec Christopher Plummer, David Morse et Jon Seda, complète ce tableau avec sobriété et efficacité.

La musique de Paul Buckmaster, dominée par le thème de Suite Punta del Este d’Astor Piazzolla, confère au film une atmosphère étrange et hypnotique. Ce tango obsédant, utilisé dès le générique, devient le leitmotiv du destin inéluctable. Il accompagne les visions, les révélations, les moments de bascule. La bande-son mêle également des morceaux de Louis Armstrong, Tom Waits et Fats Domino, qui ponctuent les scènes du passé avec une nostalgie grinçante. Cette sélection musicale, loin d’être décorative, participe pleinement à la construction du monde et à la psyché des personnages.

Twelve Monkeys a marqué durablement le genre. Son approche du voyage temporel, fondée sur le paradoxe et la boucle, a inspiré des œuvres comme Primer, Predestination ou la série Dark. Sa vision d’un futur post-pandémique, peuplé de survivants reclus, a trouvé une résonance troublante dans les années 2020. Mais c’est surtout dans la manière dont le film traite la folie, la mémoire et le doute que son influence se fait sentir, notamment dans des œuvres comme Donnie Darko ou The Butterfly Effect.

Twelve Monkeys est un film qui ne cesse de se réinventer à chaque vision. Il interroge notre rapport au temps, à la vérité, à la mémoire. Il nous confronte à l’idée que le passé est immuable, que le futur est écrit, et que notre libre arbitre n’est peut-être qu’une illusion. Dans la filmographie de Terry Gilliam, il occupe une place à part : moins fantasque que Time Bandits, plus resserré que The Imaginarium of Doctor Parnassus, il est sans doute son film le plus accessible, mais aussi le plus désespéré. Une œuvre où l’étrangeté visuelle sert une tragédie intime, où la science-fiction devient une fable sur la condition humaine. Et si certains effets de mise en scène ont un peu vieilli, ils n’enlèvent rien à la puissance du scénario de David et Janet Peoples – l’un des plus brillants jamais écrits dans le genre – ni à la performance bouleversante de Bruce Willis, qui trouve ici une vérité rare.

Ma note : A

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