
Quand on aborde Mad Max: Beyond the Thunderdome, troisième volet de la saga post-apocalyptique initiée par George Miller, il faut avant tout mesurer le poids des attentes qu’il portait. Sorti en 1985, co-réalisé par George Miller et George Ogilvie, le film arrive après deux œuvres qui ont redéfini un pan entier du cinéma d’action et de science-fiction : Mad Max (1979) et The Road Warrior (1981). Ces deux films avaient imposé un ton, un rythme, une esthétique et surtout une radicalité inédite. Ils racontaient la décomposition du monde moderne à travers un personnage solitaire, quasi muet, transformé en bête de survie. Avec Beyond the Thunderdome, Miller choisit de pousser plus loin la mythologie de son univers tout en l’ouvrant à un public plus large. Ce choix, que l’on pourrait qualifier d’« Amblinisation » – référence à l’esprit des productions Amblin Entertainment associées à Steven Spielberg (c’est d’ailleurs Drew Struzan l’illustrateur décédé cette année auteur de nombreuses affiches pour les productions Amblin qui signe l’affiche du film) –, modifie profondément le visage du film. Il ne s’agit plus seulement d’un récit de survie rugueux, mais d’une fable post-apocalyptique aux accents d’aventure, où le désespoir cède la place à la reconstruction, et la cruauté à la métaphore. Cette mue, a pourtant un coût : celui d’une perte de tension, d’un affadissement du chaos viscéral qui faisait la force des premiers volets.
Dès les premières minutes, Beyond the Thunderdome affirme son ambition visuelle. Le film s’ouvre sur un désert d’une beauté âpre, balayé par les vents, où Mel Gibson réapparaît en Max Rockatansky, silhouette fatiguée, nomade hanté par un passé effacé. On retrouve la poussière, la solitude, la déshérence du monde, mais très vite un changement se fait sentir : le film cherche à construire une nouvelle société. Cette volonté se manifeste dès l’arrivée de Max à Bartertown, cité de troc où s’organise un semblant de civilisation autour du commerce et de la loi du plus fort. La cité, conçue par Norma Moriceau et les équipes de décorateurs, est l’un des plus beaux morceaux de production design des années 80 : un labyrinthe d’échafaudages, de ferraille, de marchés, de foules déglinguées. Le monde post-apocalyptique devient un monde qui a recommencé à vivre, à négocier, à inventer des règles. On y trouve une hiérarchie, des codes, et surtout un spectacle central : le fameux Thunderdome, arène suspendue où les conflits se règlent à coups de masses et de chaînes. Dans ces premières scènes, Miller retrouve son sens du cadre, son goût de la tension physique, du métal contre la chair. La séquence du combat dans la sphère, où Max affronte Blaster, est une puissante chorégraphique fascinante : verticalité du décor, tension des câbles, énergie de la foule, violence ritualisée. C’est sans doute la dernière séquence du film à retrouver l’énergie brute de The Road Warrior, ce mélange de cruauté et de spectacle mécanique.
Mais très vite, le film bifurque. Exilé dans le désert, Max découvre un autre monde : une oasis où survit une communauté d’enfants, coupés du reste de l’humanité, ayant perdu la mémoire du monde d’avant. Cette deuxième partie, plus longue, plus lente, marque une rupture de ton. Là où les deux premiers films étaient dominés par la poussière, le moteur et la violence, Beyond the Thunderdome introduit la verdure, la parole, le rêve. Les enfants, menés par Savannah Nix, ont construit une mythologie autour de l’effondrement : ils vénèrent les vestiges de l’avion qui les a jadis sauvés, racontent l’histoire d’un homme qu’ils appellent « Captain Walker » censé les ramener au « Tomorrow-morrow Land ». Quand Max arrive, ils croient voir en lui cet être légendaire. Cette idée de mémoire déformée, de mythologie née des ruines, est très belle. Elle relie le film à des références littéraires comme Lord of the Flies de William Golding, et renoue avec une interrogation métaphysique : comment se transmet l’histoire quand les témoins ont disparu ? Miller et le co-scénariste Terry Hayes avaient envisagé cette section comme un film en soi, presque indépendant de Mad Max. On y sent leur désir de conte, de fable, d’héritage. Mais sur le plan du rythme, cette portion ralentit considérablement l’élan dramatique. Le danger s’efface, la menace devient abstraite. Les scènes d’enfants manquent parfois de densité dramatique créant un déséquilibre avec la première moitié du film.
C’est ici que le terme d’« Amblinisation » prend tout son sens. Le cinéma de Miller, jusque-là, fonctionnait sur une logique d’excès, de chaos et de dépouillement. Dans The Road Warrior, le monde était réduit à un principe : survivre. Aucun répit, aucun rêve, seulement la mécanique et la poussière. Dans Beyond the Thunderdome, au contraire, on introduit des éléments d’espoir, d’enfance, d’idéalisme. Là où The Road Warrior était une sorte de western punk nihiliste, Beyond devient une aventure humaniste. Miller, sans doute épuisé par la mort de son ami et producteur Byron Kennedy, cherchait à retrouver un sens plus lumineux. On comprend cette volonté, et elle explique en partie le ton plus conte de la seconde moitié. Pourtant, le choc entre ces deux registres — brutalité mécanique et naïveté enfantine — reste difficile à concilier. Le film ne trouve pas toujours la fluidité nécessaire pour faire dialoguer ces deux mondes.
Sur le plan des personnages, Mel Gibson livre ici une performance plus intérieure, plus mélancolique. Son Max n’est plus le guerrier animal de The Road Warrior, mais un homme usé, presque fatigué de survivre. Il parle davantage, il s’ouvre aux autres, il exprime l’émotion. Cette évolution n’est pas incohérente — après tout, le personnage a vieilli, il a tout perdu — mais elle modifie profondément la relation du spectateur à lui. Là où le silence faisait du Max précédent une figure mythique, presque totémique, la parole le rend humain, accessible, moins fascinant, l’aura de mystère se dissout dans une forme de psychologie. Cela dit, Gibson garde toujours cette intensité contenue, un mélange de lassitude et d’instinct de survie qui ancre le film dans la continuité de la saga. Face à lui, Tina Turner, dans le rôle d’Aunty Entity, incarne l’autre versant du changement. Charismatique, puissante, vêtue d’armures scintillantes, elle impose une présence presque mythologique. Son personnage, chef de Bartertown, représente la face civilisée du chaos, celle qui tente de bâtir un ordre à partir du désastre. Turner, dont la carrière musicale culminait à cette époque, apporte un glamour inédit à l’univers de Mad Max. Elle chante le titre emblématique du film “We Don’t Need Another Hero (Thunderdome)” un morceau produit pour le marché pop international, inscrivant le film dans la culture mainstream des années 80. C’est un pari audacieux mais risqué. Les chansons, efficaces et mémorables, contribuent à la popularité du film mais accentuent aussi cette impression de « produit Amblin » — un monde post-apocalyptique rendu cool et musical, presque festif.
La musique orchestrale, composée par Maurice Jarre, marque également une rupture. Les deux premiers volets étaient portés par la partition percussive et dissonante de Brian May (le compositeur australien, non le guitariste de Queen), qui soulignait la rudesse du monde et l’urgence des affrontements. Ici, Jarre apporte un lyrisme ample, presque épique, avec des cuivres et des cordes qui rappellent son travail sur Lawrence of Arabia ou Witness. Sa musique doucit l’univers de Mad Max, lui confère une dimension de grande aventure, révélatrice du glissement du film : de la brutalité vers le spectacle.
La réalisation de Miller et Ogilvie reste d’une grande maîtrise formelle. Les cadrages sont précis, le montage fluide, la direction artistique somptueuse. Le film bénéficie d’un budget bien plus conséquent que ses prédécesseurs, et cela se voit : foules, animaux, décors monumentaux, effets spéciaux pratiques impeccables. On sent une volonté d’échelle, de grandeur, qui donne au film une ampleur visuelle impressionnante. Le Thunderdome, en particulier, est une invention de mise en scène remarquable : une arène circulaire où les combattants sont suspendus par des élastiques, contraints à rebondir et s’entrechoquer dans un ballet aérien. Ce dispositif confère à la violence une forme presque rituelle, comme si la barbarie devenait spectacle. Cependant, une fois cette séquence passée, le film peine à maintenir le même niveau d’inventivité narrative. L’exil de Max, sa rencontre avec les enfants, puis son retour à Bartertown sont racontés avec un certain relâchement. Le montage adopte un rythme plus contemplatif, plus explicatif, perdant parfois le tranchant et la sécheresse qui faisaient la singularité des deux premiers opus.
On pourrait dire que Beyond the Thunderdome est un film de transition, un pont entre deux âges du cinéma de George Miller. D’un côté, l’héritage du cinéma punk, sauvage, organique de The Road Warrior ; de l’autre, la volonté d’embrasser une narration plus symbolique, plus accessible, plus émotionnelle. Ce pont conduira d’ailleurs à d’autres œuvres de Miller beaucoup plus familiales, comme Babe ou Happy Feet. Beyond the Thunderdome contient déjà en germe cette tendresse pour l’enfance, cette foi dans la fable, cette croyance que la violence peut engendrer la rédemption. Mais en 1985, ce glissement surprend, voire déçoit. Les spectateurs venus pour le chaos se retrouvent face à un conte moral, et ceux venus pour la fable affrontent des éclats de barbarie encore brutaux. Le film navigue entre deux eaux, ni totalement féroce ni pleinement candide.
Ce déséquilibre se manifeste aussi dans la texture visuelle. Les décors de Bartertown, magnifiquement sordides, contrastent trop nettement avec l’oasis verdoyante des enfants. L’un respire la rouille, l’autre la naïveté. Ce contraste pourrait être fécond s’il était mieux intégré, mais la transition abrupte donne parfois l’impression d’un collage. Le spectateur passe d’un univers de cuir et de poussière à un autre fait de bambous et de chants, sans liant suffisant. Le montage aurait gagné à entrelacer davantage ces deux mondes plutôt que de les juxtaposer. Le résultat, c’est une narration en deux blocs, deux films coexistant plus qu’ils ne dialoguent.
Il faut pourtant reconnaître à Beyond the Thunderdome une ambition thématique, le film ne se contente pas d’être un épisode supplémentaire d’une franchise ; il cherche à réfléchir sur le mythe, sur la mémoire, sur la reconstruction. Les enfants qui confondent Max avec un héros disparu représentent la manière dont les sociétés post-catastrophe reconstruisent leurs récits, parfois à partir de fragments mal compris. Max devient une légende dans sa propre histoire. Cette mise en abyme aurait toutefois gagné à être articulée à un enjeu dramatique plus fort. La dernière partie, avec la course du train et la poursuite finale, tente de réactiver la mécanique du suspense, et Miller y retrouve un souffle d’action spectaculaire. Mais ces scènes, bien que brillamment filmées, n’effacent pas la sensation que le cœur du film bat moins fort qu’avant.
C’est sans doute pour cela qu’il reste le plus faible des trois premiers volets. Sa richesse visuelle ne compense pas son déficit de nerf. Le spectacle y est grandiose, mais la rage s’est émoussée. Là où The Road Warrior transpirait la poussière et la douleur, Beyond semble respirer l’air climatisé des grands studios. Tout y est plus propre, plus chorégraphié, plus “cinéma”. L’énergie brute s’est transformée en esthétique du contrôle. La folie qui faisait le charme du cinéma de Miller est ici domestiquée.
Conclusion : Pour certains Beyond the Thunderdome est une trahison, d’un virage commercial qui sacrifie la sauvagerie au profit du divertissement. Pour d’autres, c’est une étape nécessaire, une ouverture mythologique, un élargissement du monde de Mad Max vers quelque chose de plus universel. Les deux lectures se défendent. Si je suis assez fermement dans le premier camp, on peut considérer que Beyond a préparé le terrain pour Fury Road, trente ans plus tard, où Miller réussira enfin la synthèse que ce film manquait : un équilibre entre la violence primitive et la mythologie symbolique, entre le chaos et la transcendance. Beyond the Thunderdome en contient les graines, mais elles ne germent pas encore complètement.