THE SHADOW (1994)

Dans le grand bal des super-héros au cinéma, certains films passent inaperçus, d’autres deviennent cultes malgré eux. The Shadow, réalisé par Russell Mulcahy, appartient à cette seconde catégorie : un blockbuster ambitieux, esthétiquement somptueux, narrativement bancal, mais profondément attachant. Sorti en 1994, en pleine vague post-Batman, le film n’a pas rencontré le succès escompté, mais il mérite aujourd’hui une relecture bienveillante, à la lumière de ses qualités formelles et de son héritage pulp assumé.

Avant d’être un film, The Shadow est un mythe. Créé par Walter B. Gibson dans les années 1930, le personnage est d’abord une voix, celle qui hante les ondes dans les feuilletons radiophoniques, notamment incarnée par Orson Welles. Il est aussi une figure fondatrice du super-héros moderne : costume stylisé, identité secrète, pouvoirs surnaturels, et une obsession pour la justice nocturne. Bob Kane lui-même reconnaîtra s’être inspiré de The Shadow pour créer Batman, et les parallèles sont nombreux : Lamont Cranston, riche playboy le jour, justicier masqué la nuit, préfigure Bruce Wayne dans ses moindres détails.

Le projet de film est porté par Martin Bregman, producteur chevronné connu pour ses collaborations avec Sidney Lumet et Brian De Palma sur des classiques comme Serpico ou Scarface. Il confie le scénario à David Koepp, alors auréolé du succès de Jurassic Park et Carlito’s Way, et surtout passionné par le personnage qu’il écoutait enfant à la radio. Koepp choisit de creuser la part sombre du héros : Lamont Cranston est ici un ancien baron de la drogue, repenti après une initiation mystique au Tibet. Une origin story expédiée en huit minutes chrono, sans fioritures ni discours moralisateur, qui donne le ton : ce sera du pulp, du vrai, avec des péripéties, des méchants caricaturaux, et une esthétique rétro assumée.

Russell Mulcahy, cinéaste australien révélé par Highlander et Ricochet, est un styliste. Formé au clip vidéo, il a le goût du cadre léché, du mouvement de caméra ample, et de l’effet visuel spectaculaire. Dans The Shadow, il est à la fois bridé et sublimé par la direction artistique imposée par Bregman. Le producteur lui interdit de moderniser le récit à coups d’effets numériques, et c’est sans doute la meilleure décision du projet. Car lorsque Mulcahy se contente de jouer avec les ombres, les éclairages et les décors, le film atteint une beauté plastique rare. Les scènes où The Shadow surgit littéralement de l’obscurité, où son visage se détache dans un halo de lumière, sont d’une efficacité redoutable. Le cinéaste utilise les codes du film noir avec une élégance qui rappelle Fritz Lang ou Jacques Tourneur. Ses mouvements de caméra, souvent spectaculaires, sont ici utilisés avec parcimonie, ce qui les rend d’autant plus percutants. On regrette seulement que le final, prévu dans un labyrinthe de glace inspiré de La Dame de Shanghai, ait été compromis par un tremblement de terre ayant détruit le décor. Mulcahy a dû improviser une conclusion plus modeste, mais il sauve les meubles avec quelques plans fugaces et bien composés.

Visuellement, The Shadow est une réussite. Le chef opérateur Stephen H. Burum, collaborateur régulier de De Palma sur The Untouchables et Body Double, livre une photographie somptueuse. Les contrastes sont marqués, les visages suréclairés se détachent du décor grâce à une backlight savamment dosée, et les zones d’ombre deviennent des espaces narratifs à part entière. On est clairement dans une esthétique inspirée des polars hollywoodiens des années 40-50, avec une touche de gothique urbain. Les décors, signés Joseph C. Nemec III, oscillent entre le kitsch assumé et le pastiche stylisé. Le laboratoire militaire, avec sa bombe nucléaire au design improbable, évoque les films de James Whale pour la Universal. Les costumes, notamment celui du Shadow — cape noire, bandeau sur la bouche, chapeau feutre — sont fidèles à l’iconographie du personnage, et contribuent à son aura mystérieuse. Le montage, assuré par Peter Honess (L.A. Confidential, Rob Roy), épouse le rythme du récit avec efficacité. Le film alterne scènes d’action, moments de comédie légère, et séquences plus introspectives sans jamais perdre le fil. L’introduction tibétaine, rapide et efficace, permet d’installer le personnage sans s’attarder sur une psychologie de bazar. Le reste du film déroule une intrigue simple mais rythmée, avec des rebondissements bien placés et une montée en tension progressive. On peut regretter que le film ne prenne pas plus de risques narratifs, mais je préfère y voir sa fidélité au modèle pulp : une histoire linéaire, des péripéties, des méchants hauts en couleur, et un héros ambivalent.

Alec Baldwin, dans le rôle de Lamont Cranston, ne livre pas la performance de sa vie, mais il incarne parfaitement le héros de comics : mâchoire carrée, regard ténébreux, voix grave. Son jeu est parfois un peu figé, mais il fonctionne dans le cadre du film, où le style prime sur la psychologie. Il parvient à rendre crédible la dualité du personnage, entre playboy mondain et justicier torturé. Face à lui, John Lone, vu dans L’Année du dragon et M. Butterfly, campe Shiwan Khan, le grand méchant asiatique inspiré des romans originaux. Un personnage délicat à manier aujourd’hui, tant il incarne le cliché du « péril jaune », mais Lone réussit à lui donner une certaine noblesse, une présence magnétique, qui dépasse la caricature. Il est aidé par un casting solide : Ian McKellen en scientifique distrait, Tim Curry en assistant fourbe, Penelope Ann Miller en blonde platine amoureuse au premier regard. Tous jouent leur partition avec sérieux, dans un registre volontairement stylisé.

La musique de Jerry Goldsmith, compositeur légendaire de Alien et Chinatown, est l’un des grands atouts du film. Sa partition mêle thèmes héroïques, motifs inquiétants, et envolées lyriques avec une maîtrise impressionnante. Le thème principal, sombre et majestueux, accompagne les apparitions du Shadow avec une intensité dramatique qui renforce son aura. Goldsmith comprend parfaitement l’univers du film : il ne cherche pas à moderniser le son, mais à l’ancrer dans une tradition orchestrale qui évoque les grands films d’aventure des années 30-40. Sa musique donne au film une ampleur supplémentaire, et contribue à son charme rétro.

The Shadow sort en 1994, au moment où le genre super-héroïque commence à se chercher une nouvelle identité. Après le succès de Batman de Tim Burton, plusieurs studios tentent de ressusciter des figures anciennes : The Phantom, The Rocketeer, Dick Tracy. Dans ce contexte, The Shadow apparaît comme une tentative sincère de renouer avec les racines du genre, sans cynisme ni second degré. Le film ne cherche pas à déconstruire le mythe, mais à le célébrer. Il assume ses clichés, ses archétypes, et les traite avec respect.

Conclusion : Malgré son échec au box-office — écrasé par The Lion King et The Mask — The Shadow a connu une seconde vie dans les vidéo-clubs, et sur les forums de fans. Il est aujourd’hui considéré comme un « cult classic », un film sous-estimé qui mérite d’être redécouvert. Son esthétique, sa fidélité au pulp, et sa direction artistique en font une œuvre singulière dans le paysage des années 90.

Ma Note : B+

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