L’INSPECTEUR HARRY (1971)

Harry Callahan est un inspecteur de police de San Francisco, dont l’aversion pour l’autorité lui vaut des ennuis avec ses supérieurs et le mépris de ses collègues. Lorsque un tueur se faisant appeler Scorpio réclame une rançon à la ville après avoir tué une jeune fille, menaçant d’autres meurtres, Harry se lance dans sa traque. En chemin, il parvient à déjouer un vol à main armée et à convaincre (à sa manière) un homme désespéré de ne pas se suicider en se jetant d’un immeuble. Inspiré par le tueur du Zodiaque, qui a commis cinq meurtres, deux tentatives de meurtre et un enlèvement dans le nord de la Californie entre 1968 et 1969 (un événement qui sera adapté dans le remarquable film Zodiac de David Fincher), le scénario de ce qui deviendra Dirty Harry a connu un parcours tumultueux. Il a été réécrit par John Milius (Conan le barbare) et Terrence Malick (qui influencera sa suite, Magnum Force), et a été envisagé par des acteurs tels que John Wayne (qui a refusé le rôle, jugeant le personnage peu honorable, avant d’en incarner une version similaire dans McQ), Burt Lancaster et Steve McQueen. Le projet faillit se concrétiser sous le titre Dead Right, dirigé par Irvin Kershner (L’Empire contre-attaque), avec Frank Sinatra dans le rôle principal. Cependant, malade, Sinatra quitta le projet, dont les droits furent rachetés par Warner, qui souhaitait confier le rôle à Paul Newman. Ce dernier rejeta le script qu’il trouvait « trop à droite » et suggéra de proposer le projet à Clint Eastwood, alors en pré-production de son premier film en tant que réalisateur, Un frisson dans la nuit. Clint accepta à condition de revenir à la première version du script et d’être dirigé par Don Siegel, l’un de ses réalisateurs fétiches, qui avait orchestré son retour aux États-Unis après sa période italienne dans Coogan’s Bluff (Un shériff à New York). Le film sortit sous la présidence de Richard Nixon, alors que l’ère progressiste des années 60 touchait à sa fin. Il est perçu comme réactionnaire : la figure du hippie, glorifiée par Easy Rider deux ans plus tôt, se transforme en celle d’un tueur dépravé arborant le symbole de la paix. La personnalité et le physique d’Eastwood contrastent avec ceux des anti-héros des années 70 comme Dustin Hoffman ou Al Pacino, rétablissant une image virile plus classique. Dirty Harry est alors perçu comme une ode à la justice expéditive, devenant la cible de critiques qui le qualifient de néofasciste.

Don Siegel déclarait à l’époque : « J’apprécie la controverse, car faire un film ‘safe’ ne m’intéresse pas. Je suis un libéral, je penche à gauche. Clint est un conservateur, il penche à droite, mais à aucun moment durant la réalisation du film nous n’avons parlé de politique. Je ne fais pas des films politiques, je fais un thriller sur un flic intraitable et un dangereux tueur. Ce que mes amis libéraux ne saisissent pas, c’est que le flic est tout aussi mauvais, à sa manière, que le tueur. » Bien qu’il soit difficile de considérer Dirty Harry comme un film gauchiste, il reflète une réalité plus nuancée : le film capture un sentiment de crainte face à la montée de la violence dans les grandes villes américaines. Il s’inscrit dans une tradition politique libertarienne, suggérant qu’un excès de lois entrave l’action publique et protège les mauvaises personnes, incitant chacun à prendre ses propres mesures. Le film doit beaucoup à la performance d’Andy Robinson (fils de la légende d’Hollywood Edward G. Robinson), qui incarne Scorpio, un psychopathe boitant et ricanant, rendant ce personnage si répugnant que même le spectateur le plus libéral ne peut qu’approuver toutes les méthodes pour l’éliminer. Cette figure deviendra un élément récurrent des films de vigilante, même si Siegel introduit des nuances souvent absentes des œuvres qui suivront, comme Death Wish de Michael Winner.

Tout au long du film, alors que l’on accompagne Harry, une scène marquante se déroule au Kezar Stadium, où, après avoir blessé ScorpioHarry entreprend de le torturer pour obtenir des informations sur l’emplacement où il a enterré deux petites filles vivantes. La caméra s’éloigne, se dissociant pour la première fois des actions du héros, observant les deux hommes comme deux insectes dans une arène. Les parallèles entre le chasseur et sa proie sont nombreux : Callahan comprend si bien Scorpio parce qu’il lui ressemble sur certains points. Tout comme Scorpio, qui observe ses victimes à travers la lunette de son fusil, Harry est également un voyeur. Lors d’une planque, il laisse même s’échapper le tueur, trop occupé à observer une femme nue et un couple avec ses jumelles.Lors de la fameuse séquence du hold-up, Harry prend un plaisir sadique à jouer avec les nerfs du braqueur blessé, un plaisir similaire à celui que ressent Scorpio en narguant les autorités. Le scénario multiplie les symétries entre les deux hommes, qui subiront tous deux des blessures à la jambe et seront tabassés, jusqu’à leur confrontation finale sur un bus scolaire, où un plan les montre, armes à la main, de part et d’autre d’un pare-brise, illustrant leur reflet l’un de l’autre.

Au-delà de la justice expéditive, Callahan incarne celui qui prend les responsabilités d’une société réticente à se salir les mains : Dirty Harry est là pour faire le sale boulot. Lorsque Harry propose de s’occuper du tueur, son chef (John Larch) lui répond qu’il ne veut pas d’un « bain de sang ». Ce dernier refuse même de compter l’argent de la rançon que Callahan, partisan d’une solution radicale, accepte de remettre au ravisseur. Siegel et Eastwood, ayant tous deux réalisé de nombreux westerns, font de Harry Callahan un anachronisme de son époque, un pionnier perdu dans une société moderne. À l’époque du Far West, il aurait traqué Scorpio et l’aurait abattu lors d’un duel, mais les lois ne lui permettent plus de rendre cette « justice frontalière ». L’ultime confrontation avec Scorpio évoque un duel de western : après l’avoir blessé à l’épaule, Harry l’abat alors qu’il tente de ramasser son arme, avant de jeter son insigne à la rivière, en hommage à Le Train sifflera trois fois. La caméra s’éloigne alors, révélant au loin le monde moderne et ses autoroutes.

Le film, au style sec des meilleures séries B, est sublimé par les cadres en scope de Bruce Surtees, qui avait déjà collaboré avec Siegel (Les Proies) et Eastwood (Un frisson dans la nuit), et qui deviendra son collaborateur régulier jusqu’à Pale Rider en 1985. Le score funk et jazzy de Lalo Schifrin (Mission impossible) apporte une atmosphère unique au film et signera les partitions de toutes les aventures de Harry le Salopard. L’interprétation iconique d’Eastwood va définir le style de nombreux de ses rôles et servir de matrice aux héros qui domineront les deux décennies suivantes, que ce soit à l’écran, avec des personnages comme John McLane ou Martin Riggs (la scène où Riggs « gère » une tentative de suicide fait écho à celle du film de Siegel), mais aussi dans les comics : la personnalité et le visage de Wolverine s’inspirent de Callahan, tandis que Judge Dredd en constitue une parodie-hommage. Enfin, la réinvention de Batman par Frank Miller dans Dark Knight Returns doit beaucoup au film de Siegel. Au-delà de son empreinte sur la pop culture et de ses répliques mémorables, le film a traversé le temps et la polémique pour s’affirmer comme un classique indépassable et le meilleur film de l’année 1971.

Ma Note A

Un commentaire

  1. Excellent passage en revue de ce polar qui compte, tant il fut et reste seminal. Les propos de Siegel sont effectivement très éclairant et viennent battre en brèche la réception du film à l’époque. L’article de Pauline Kael est resté célèbre, et elle ne fut pas la seule, durant de nombreuses années, à ternir l’image d’Eastwood, acteur comme réalisateur.
    Je ne me souvenais plus que le fils d’Ed G. Robinson incarnait Scorpio. Merci pour ce rappel et pour cet article dense et passionnant.

Laisser un commentaire

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur la façon dont les données de vos commentaires sont traitées.