OPPENHEIMER (2023)

Pour son premier film depuis Tenet en 2020 et le premier depuis sa rupture avec Warner Bros, le studio qui a produit son œuvre pendant 18 ans, Christopher Nolan choisit de se consacrer à un biopic sur J. Robert Oppenheimer, prodige de la physique théorique et responsable de la conception de la première arme atomique pendant la Seconde Guerre mondiale. Qu’Universal Pictures accepte de sortir en plein été une superproduction de trois heures dédiée à la vie d’un physicien, en pleine mer de blockbusters, témoigne de la place qu’occupe désormais Nolan dans le cinéma mondial. Bien que le choix de ce sujet par le réalisateur de The Dark Knight puisse sembler surprenant au premier abord, il trouve sa cohérence dans la vision du film, tant la vie de ce scientifique controversé permet à l’auteur d’inclure toutes les thématiques qui agitent sa filmographie. Oppenheimer est un drame historique complexe, incroyablement détaillé, dont le rythme implacable fait monter la tension jusqu’à une conclusion étonnante et bouleversante. Nolan livre une étude de caractère filmée à une échelle épique, avec une sensibilité typiquement Nolanienne, caractérisée par une structure sophistiquée, une tension croissante, ainsi qu’une conception sonore et visuelle remarquables.

Nolan divise son Oppenheimer en trois actes, emmenant le spectateur du triomphe de l’accomplissement scientifique à la réalisation dévastatrice de son impact. Chaque acte est encadré par un dispositif dont le lien avec le sujet du film n’est pas immédiatement évident : les auditions de confirmation devant le Sénat de Lewis Strauss (Robert Downey Jr.) en tant que ministre du commerce du président Eisenhower à la fin des années cinquante. Les deux branches du récit finissent par se rejoindre dans un final haletant. Le premier acte est consacré aux années d’études du physicien aux États-Unis et en Europe au début du XXe siècle, une période d’avancée unique en physique théorique, où il croise des figures majeures de la discipline avant d’intégrer la faculté de Berkeley comme enseignant, où il fréquente une communauté académique politiquement engagée. Le second acte, cœur du film et son noyau pour filer la métaphore atomique, retrace son implication dans le « projet Manhattan » aux côtés du général Leslie Groves (Matt Damon) et la course à la conception de l’arme nucléaire, qui aboutira, le 16 juillet 1945, à la détonation de « Gadget », la première bombe atomique, ainsi qu’à la livraison des deux bombes qui seront utilisées à Hiroshima et Nagasaki. Enfin, le dernier acte montre comment, dans les années qui suivent la fin de la guerre, Oppenheimer remet en question son implication dans la destruction causée par ses armes, tout en étant harcelé sans relâche par le gouvernement américain, qui enquête sur ses liens avec le Parti communiste.

Nolan aborde chaque segment comme un film de genre différent, cherchant à rendre ce drame adulte, sérieux et philosophique, aussi tendu et excitant qu’un thriller. Dans la première partie, il tente de rendre la physique conceptuelle accessible au public, traduisant de manière sensorielle, grâce à l’utilisation de l’image et du son, la vision intensément subjective du savant sur les abstractions mathématiques et son intuition de la vraie nature de la réalité. Des moments évoquent la science-fiction. La recréation magistrale du programme nucléaire utilise les codes du film de casse, avec Oppenheimer tentant de convaincre les meilleurs scientifiques de son époque dans chaque domaine, que ce soit la métallurgie, la chimie ou la physique nucléaire. La dernière heure du film, haletante, se présente comme un double film de procès se déroulant dans deux temporalités différentes : d’une part, l’enquête menée par le procureur Roger Robb (Jason Clarke) contre Oppenheimer, et d’autre part, les auditions de confirmation de Strauss, qui mettent en évidence les machinations de ce dernier tout en traçant le sort des acteurs du projet Manhattan après la guerre. Nolan évite le piège de l’hagiographie, pointant à de nombreuses reprises les travers du héros, que ce soit dans les échanges avec son épouse Katherine ou à travers la vision de son antagoniste Strauss. Une ambivalence se dégage de son caractère, à la fois arrogant et ambitieux, avec un goût pour la gloire, mais qui tente de s’affranchir de sa responsabilité. Ce goût du martyr est souligné de manière acide lors d’une scène brève mais marquante, mettant en scène la confrontation entre Oppenheimer et le président Truman, incarné par un acteur familier des films de Nolan, qui fait ici une apparition surprise.

Collaborateur régulier de Nolan, ce film marque la cinquième collaboration entre Cillian Murphy (déjà présent dans la trilogie Dark KnightDunkerque et Inception) et l’auteur, mais cette fois, il se voit confier le rôle-titre. Bien qu’il soit entouré par un casting pléthorique où chaque rôle secondaire est occupé par une figure familière, il doit porter sur ses épaules cette fresque massive de trois heures. Avec son jeu à la fois froid et fiévreux, et la fixité de son regard bleu, Murphy compose une figure complexe, d’une grande fragilité, hantée par le poids de la connaissance du pouvoir qu’il vient de libérer, mais aussi pleine de bravade arrogante. En dépit de cette performance puissante, elle est presque éclipsée par celle de Robert Downey Jr. dans le rôle de Lewis Strauss. Cet homme d’affaires, philanthrope et homme politique, président de la Commission de l’énergie atomique, partisan du développement d’armes thermonucléaires en réponse aux premiers tests de la bombe soviétique, fait face à l’opposition d’Oppenheimer, devenu adversaire déclaré de l’exploitation militaire de l’atome. Downey Jr., vieilli et amaigri, abandonne ici sa personnalité de beau parleur charmant et imprévisible pour incarner un homme envieux, dont la jalousie le pousse à la manipulation, le conduisant finalement à ternir une image publique bâtie au cours d’une longue carrière. La vedette d’Iron Man est littéralement fantastique dans ce film. Matt Damon, qui retrouve Nolan après Interstellar, joue cette fois un rôle plus positif, celui de Leslie Groves, le directeur militaire du projet Manhattan, présenté comme un homme intelligent, bourru mais loyal à Oppenheimer dans les limites de ses fonctions, même lors de ses déboires. L’acteur est impeccable dans ce rôle, bien qu’il soit moins marquant que Downey Jr. ou Murphy, ce type de personnage se situant dans sa zone de confort. Christopher Nolan entoure ce trio d’une véritable galaxie de seconds rôles, presque tous occupés par des figures connues du grand ou du petit écran, vétérans ou débutants : Josh HartnettRami MalekMatthew ModineDane DeHaanAlden EhrenreichDavid DastmalchianJack QuaidOlivia ThirlbyJames D’ArcyTony GoldwynAlex WolffEmma Dumont, et Kenneth Branagh, qui semble être le nouveau Michael Caine de Nolan. Après Tenet ou ses propres adaptations d’Hercule Poirot, il a l’occasion de travailler un nouvel accent dans le rôle du truculent physicien norvégien Niels Bohr, mentor d’Oppenheimer. Chaque comédien de ce riche ensemble est au sommet de son art, même pour quelques répliques, mais on retiendra particulièrement les apparitions de Casey Affleck, absolument terrifiant en officier du renseignement militaire de l’armée américaine chargé de débusquer une taupe dans le projet Manhattan, et Benny Safdie (vu dans Licorice Pizza et réalisateur de Uncut Gems), dans le rôle du fantasque physicien hongrois Edward Teller, qui participera à la création de la première bombe à hydrogène. D’abord disciple d’Oppenheimer, il deviendra, en quelque sorte, son Judas après la guerre.

Christopher Nolan souhaite faire de Oppenheimer, malgré sa nature intimiste, l’expérience la plus immersive possible. C’est pourquoi il choisit de le filmer dans les formats les plus larges. Il fait évoluer ses personnages dans des environnements colossaux que ses compositions monumentales rendent encore plus spectaculaires, plaçant le spectateur au cœur de l’action, filmant les grands espaces du Nouveau-Mexique comme un western. Il revient à l’incroyable travail sur l’image de Hoyte Van Hoytema (réalisateur de Her et directeur de la photographie sur tous les Nolan depuis Interstellar) pour porter la vision unique de Christopher NolanJennifer Lame, sa monteuse depuis Tenet, venue du cinéma indépendant (Frances HaHéréditéManchester by the Sea), a la rude tâche de donner du rythme aux trois heures du film et d’apporter une cohérence aux différents tons. Son montage, à la fois précis et rythmé, est impeccable. Mais Nolan met ici plus que jamais à l’épreuve ses collaborateurs, car ils doivent l’aider à créer une sensation viscérale de la physique théorique en superposant les effets visuels, le son et la partition de Ludwig Göransson. Le travail du compositeur de Black Panther, qui mêle avec brio musique orchestrale et électronique, donne une bande originale très riche, à la fois épique, mélancolique et terriblement anxiogène.

Oppenheimer rassemble dans un seul film toutes les thématiques du cinéma de son auteur. On y retrouve la figure du sauveur qui doit se sacrifier, endosser le rôle du paria pour sauver la société, ainsi que la notion d’escalade dans la confrontation et de responsabilité dans l’utilisation de la technologie, présentes dans The Dark Knight. Ici, le physicien endosse la responsabilité de la création et de l’utilisation de l’arme atomique, et même s’il n’est pas responsable de son utilisation, il en subit le prix pour qu’elle ne soit plus jamais utilisée, tout en refusant la course à la bombe H. L’anxiété de l’extinction de la race humaine, qui plane sur Tenet et Interstellar, imprègne également le film de manière sourde. La majeure partie du film est en couleur, tandis que de nombreuses scènes sont tournées en noir et blanc sur un film IMAX développé expressément pour Nolan et son directeur de la photographie, Hoyte van Hoytema. Les séquences en couleur représentent la vision subjective de son protagoniste sur sa propre histoire (un concept également central dans Inception), tandis que le noir et blanc rend compte d’une vision plus objective de son histoire du point de vue d’un personnage différent. Les fans du cinéaste reconnaîtront cette astuce, qu’il a déjà utilisée dans Memento, où les scènes en noir et blanc se déroulaient dans un ordre linéaire, tandis que celles en couleur reculaient dans le temps. Dans OppenheimerNolan est plus préoccupé par le changement de perspectives sur les événements que par des acrobaties liées à la chronologie, ce qui arrivera comme un soulagement pour ceux qui ont été perdus par des films comme Memento ou Tenet. La rivalité entre Oppenheimer et Einstein (Tom Conti), ainsi que le mystère qui entoure les mots échangés après la guerre autour d’un lac à Princeton, obsèdent le personnage incarné par Robert Downey Jr. et renvoient au Prestige. La relation entre le personnage de Jean Tatlock, une psychiatre avec qui Oppenheimer a eu une liaison passionnée mais torturée, et la culpabilité qui le poursuit après sa fin tragique évoque celle de Cobb (Leonardo DiCaprio) avec le souvenir de sa défunte épouse Mal (Marion Cotillard) dans Inception. Bien que Oppenheimer concentre le cinéma de Christopher Nolan en un seul film, il présente une première dans la filmographie du cinéaste : l’irruption de scènes de nudité et de sexe, un domaine qu’Nolan avait toujours évité jusqu’à présent.

De la même manière que l’on peut établir des ponts entre les œuvres passées du cinéaste et Oppenheimer, on y retrouve également des traces de ses films favoris. La figure d’Oppenheimer, sa vision et ses zones d’ombre, ainsi que l’interprétation singulière de Cillian Murphy, évoquent D. H. Lawrence, incarné par Peter O’Toole dans Lawrence d’Arabie de David LeanL’étoffe des héros est un film essentiel pour Nolan, qui avait déjà inspiré en partie son approche dans Interstellar et qui est évidemment cité ici. La course à la fabrication de la bombe avec les nazis en plein désert des savants du projet Manhattan fait écho à la course à l’espace des pilotes et ingénieurs du programme Mercury. Mais ce n’est pas le seul film de Philip Kaufman qui semble l’avoir marqué. On trouve des échos dans la relation complexe entre Oppenheimer et les deux femmes de sa vie, Jean Tatlock et Katherine Oppenheimer, qui évoque le triangle amoureux et sexuel sur fond de troubles politiques de son adaptation de L’Insoutenable Légèreté de l’être de Milan KunderaNolan dépeint la rivalité entre le génial Oppenheimer et le besogneux Lewis Strauss à la manière de celle entre Mozart et Salieri dans Amadeus de Miloš Forman. Le montage, les changements de couleurs, la multitude de personnages, témoins, la tension de la procédure quasi-inquisitoriale à laquelle est soumis Oppenheimer par la commission de sécurité, ainsi que les sombres manipulations qui l’entourent, renvoient inévitablement le spectateur à JFK d’Oliver Stone. Le film n’est pas pour autant dépourvu de défauts. Les personnages féminins souffrent d’un manque de développement. Emily Blunt sort rarement de son rôle de mère de famille stressée, et le personnage de Florence Pugh, notamment, n’est pas assez présent. Les trois parties du film sont si distinctes stylistiquement et thématiquement qu’Oppenheimer apparaît parfois comme la collision de trois films distincts, provoquée dans un accélérateur de particules. En dépit de son rythme haletant et de la maestria de sa dernière heure, Oppenheimer, une fois passée la naissance de la bombe atomique, semble avoir atteint sa finalité et souffre de quelques longueurs. Mais heureusement, le cinéaste réussit ce qu’il y a de plus difficile dans ce type d’exercice : offrir, au bout de trois heures, une conclusion marquante qui accompagne le spectateur, avec une scène finale extraordinaire, proprement glaçante.

Conclusion : Avec le massif et parfois écrasant Oppenheimer, à la fois spectaculaire et intimiste, sophistiqué et minimaliste, classique mais expérimental, formellement époustouflant, Christopher Nolan opère la fusion de toutes les thématiques de son cinéma pour dresser le portrait du père de la bombe A, dont on ignore encore s’il a sauvé l’humanité ou l’a condamnée.

Ma Note : A-

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