OPPENHEIMER (Critique)

Pour son premier film depuis Tenet en 2020, le premier depuis sa rupture avec Warner Bros le studio qui produit son œuvre depuis 18 ans Christopher Nolan choisi de le consacrer à un biopic de J. Robert Oppenheimer prodige de la physique théorique entré dans l’Histoire comme le responsable de la conception de la première arme atomique pendant la Seconde Guerre mondiale. Qu’ Universal Pictures pour l’attirer accepte de sortir en plein été dans une mer de blockbusters une superproduction de trois heures consacrée à la vie d’un physicien est un témoignage de la place qu’occupe désormais  Nolan dans le cinéma mondial. Si le choix de ce sujet de la part du réalisateur de The Dark Knight apparait surprenant de prime abord il trouve sa cohérence à la vision du film tant la vie de ce scientifique controversé permet à l’auteur d’inclure toutes les thématiques qui agitent sa filmographie. Oppenheimer est un drame historique complexe, incroyablement détaillé au rythme implacable dont la tension ne cesse de monter jusqu’à une conclusion étonnante et bouleversante. Nolan livre une étude de caractère filmé à une échelle, épique avec une sensibilité typiquement Nolanienne dans sa structure sophistiquée, sa tension croissante et une conception sonore et visuelles remarquables.

Nolan divise son Oppenheimer qui emmène le spectateur du triomphe de l’accomplissement scientifique à  la réalisation dévastatrice de son impact en trois actes encadrés par un dispositif, dont on a du mal à saisir de prime abord le lien avec le sujet du film : les auditions de confirmation devant le Sénat de Lewis Strauss (Robert Downey Jr.) comme ministre du commerce du président Eisenhower à la fin des années cinquante.  Avant que les deux branches du récit ne se rejoignent dans un final haletant. Le premier est consacré aux années d’études du physicien aux Etats-Unis et en Europe au début du XXe siècle une période d’avancée unique de la physique théorique qui le voit croiser des figures majeures de la discipline  avant d’intégrer la faculté de Berkeley comme enseignant où il va fréquenter une communauté académique politiquement engagée. Le second acte, le cœur du film, nous devrions dire son noyau pour filer la métaphore atomique retrace son implication dans le « projet Manhattan » aux côtés du général Leslie Groves (Matt Damon) et la course à la conception de l’arme nucléaire qui aboutira le 16 juillet 1945 à la détonation de « Gadget » la première bombe atomique et à la livraison des deux bombes qui seront employées à Hiroshima et Nagasaki. Enfin un dernier acte qui montre comment dans les années qui suivent la fin de la guerre Oppenheimer va remettre en question son implication dans la destruction causée par ses armes, tandis que les qu’il est harcelé sans relâche par le gouvernement américain, qui enquête sur ses liens avec le Parti communiste.

Nolan aborde chaque segment comme un film de genre différent dans le but de rendre ce drame adulte sérieux, philosophique aussi tendu et excitant qu’un thriller. Dans la première partie il tente  de rendre la physique conceptuelle réelle pour le public, de traduire  de manière sensorielle grâce à l’utilisation de l’image et du son la vision intensément subjective du point de vue  du savant  des abstractions mathématiques, son intuition de la vraie nature de la réalité. Des moments qui évoquent la SF. La recréation magistrale  du programme nucléaire utilise les codes du film de casse avec Oppenheimer tentant de convaincre les meilleurs scientifiques de son époque dans chaque domaine , la métallurgie, la chimie ou la physique nucléaire. La dernière heure du film haletante du film se présente comme un double  film de procès se déroulant dans deux temporalités différentes avec d’une part  l’enquête menée par le procureur  Roger Robb (Jason Clarke) contre Oppenheimer et les auditions de confirmation de Strauss qui vont mettre en évidence les machinations de ce dernier tout en traçant le sort des acteurs du  projet Manhattan après la guerre. Nolan évite le piège de l’hagiographie pointant à de nombreuses reprises les  travers du héros que ce soit  dans  les échanges avec  son épouse Katherine ou à travers la vision de son antagoniste Strauss. Une ambivalence de son caractère à la fois arrogant et ambitieux avec un gout pour la gloire mais qui tente de s’affranchir ensuite de sa responsabilité. Ce gout du martyr est pointé de façon acide   lors d’une scène brève mais marquante qui met en scène la confrontation entre Oppenheimer et le président Truman incarné par un acteur familier des films de Nolan qui fait ici une apparition surprise.

Collaborateur régulier de Nolan , ce film marque  la cinquième collaboration entre Cillian Murphy et l’auteur après la trilogie Dark Knight, Dunkerque et Inception mais cette fois il se voit confier le rôle-titre et  même s’il est entouré par un casting pléthorique où le moindre rôle de complément  est occupé par une figure familière, doit  porter sur ses épaules cette  fresque massive de trois heures.  Avec son jeu à la fois froid et fiévreux, la fixité de son regard bleu il compose une figure complexe d’une grande fragilité, hanté par le poids de la connaissance du pouvoir qu’il vient de libérer mais aussi plein de bravade arrogante. En dépit  de cette  performance puissante de  Murphy elle est presque éclipsée par celle de Robert Downey Jr. dans le rôle de Lewis Strauss. Cet hommes d’affaires , philanthrope et homme politique  président de la Commission de l’énergie atomique partisan du développement d’armes thermonucléaires en guise de réponse aux premiers tests de la bombe soviétique va faire face à l’opposition d’Oppenheimer devenu adversaire déclaré de l’exploitation militaire de l’atome.  Le besogneux Strauss qui prévoyait d’étudier la physique mais  fut contraint par les difficultés financières de sa famille de travailler comme vendeur de chaussures pour son père,  humilié publiquement par l’arrogant prodige  va orchestrer  à travers  le Conseil de sécurité  de la Commission de l’énergie atomique les manœuvres qui vont dépouiller Oppenheimer de son habilitation de sécurité pour des liens communistes présumés. Downey Jr. , vieilli et amaigri abandonne ici sa personnalité de beau parleur charmant, décalé et imprévisible pour celle d’un homme envieux, que la jalousie va pousser à la manipulation pour le conduire au final à écorner une image publique bâtie au cours d’une longue vue de service. La vedette d’Iron Man est littéralement fantastique dans le film. Matt Damon retrouve Nolan après Interstellar cette fois dans un rôle plus positif celui de Leslie Groves le directeur militaire du projet Manhattan présenté comme un homme intelligent, bourru mais loyal à Oppenheimer dans les limites de ses fonctions même lors de ses déboires. L’acteur est impeccable dans le rôle même s’il est moins marquant que RDJ ou Murphy ce type de personnage se situant dans sa zone de confort. Christopher Nolan entoure ce trio d’une véritable galaxie de seconds rôles quasiment tous occupé par des figures connues du grand ou du petit écran, vétérans ou débutants : Josh Hartnett,  Rami Malek,  Matthew Modine, Dane DeHaan ,Alden Ehrenreich, David Dastmalchian, Jack Quaid  , Olivia Thirlby,  James D’Arcy,Tony Goldwyn ,Alex Wolff ,Emma Dumont et Kenneth Brannagh présent systématiquement depuis Dunkirk semble etre le nouveau Michael Caine de Nolan (il a après Tenet ou ses propres adaptations d’Hercule Poirot  l’occasion de travailler un nouvel accent dans le rôle du truculent physicien norvégien Niels Bohr mentor d’Oppenheimer). Chaque comédien de ce riche ensemble est au sommet de son art pour parfois quelques répliques mais on retiendra particulièrement  les apparitions de Casey Affleck absolument terrifiant en officier du renseignement militaire de l’armée américaine chargé de débusquer une taupe dans le projet Manhattan et le comédien (Licorice Pizza) / réalisateur (Uncut Gems) Benny Safdie dans le rôle du fantasque physicien hongrois Edward Teller, qui participera à la création de la première bombe à hydrogène, d’abord disciple d’Oppenheimer avant de devenir en quelques sorte son Judas après la guerre.

Christopher Nolan a  la volonté de faire de Oppenheimer, malgré sa nature intimiste, l’expérience la plus immersive  possible d’où son choix de le filmer dans les formats le plus larges. Il fait évoluer ses personnages dans des environnements colossaux que ses compositions monumentales rendent encore  plus  spectaculaires pour placer le spectateur au cœur de l’action, filmant les grands espaces du nouveau Mexique comme un western. Il revient à nouveau à l’incroyable travail sur l’image de Hoyte Von Hoytema (Her, tous les Nolan depuis Interstellar) de porter la vision unique de Christopher Nolan. Jennifer Lame , sa monteuse depuis Tenet, venue du cinéma indépendant (Frances Ha, Hérédité, Manchester by the Sea) a la rude tâche de donner rythme  aux trois heures du film et apporter une cohérence au différents tons du film , son montage à la fois précis et rythmé est impeccable. Mais Nolan met ici plus que jamais à l’épreuve ses collaborateurs car ils doivent l’aider à créer une sensation viscérale de la physique théorique  en superposant les effets visuels, le son et la partition de Ludwig Göransson. Le travail du compositeur de Black Panther qui mêle avec brio musique orchestrale et électronique donne une bande originale très riche tout à la fois épique, mélancolique et terriblement anxiogène.

Oppenheimer rassemble dans un seul film toutes les thématiques du cinéma de son auteur. La figure du sauveur qui doit se sacrifier, endosser le rôle du paria pour sauver la société, la notion d’escalade dans la confrontation et de  la responsabilité de l’utilisation de la technologie présente dans  The Dark Knight.  Avec ici le physicien qui endosse la responsabilité de la création et de l’utilisation de l’arme atomique et (même si elle n’est pas de son fait) comme le prix à payer pour qu’elle ne soit plus jamais utilisée et refuse la course à la bombe H  L’anxiété  de l’extinction de la race humaine qui plane sur Tenet et Interstellar imprègne évidemment le  film de manière sourde. La majeure partie du film est en couleur alors que de nombreuses scènes sont tournées en noir et blanc sur un film Imax développé expressément pour Nolan et son directeur de la photographie, Hoyte van Hoytema. Les séquences en couleur représentent la vison subjective de son protagoniste sur sa propre histoire (un concept également central dans Inception) alors que le noir et blanc rend compte d’une vision plus objective de son histoire du point de vue d’un personnage différent. Les fans du cinéaste reconnaitront cette astuce que Nolan a déjà utilisée dans Memento, où les scènes en noir et blanc se déroulaient dans un ordre linéaire, tandis que les scènes en couleur reculaient dans le temps. Sur Oppenheimer, Nolan est plus préoccupé par le changement de perspectives sur les évènements que par des acrobaties liées à la chronologie, ce qui arrivera comme un soulagement ceux qui ont été perdus par des films comme Memento ou Tenet. La rivalité entre Oppenheimer et Einstein (Tom Conti) le mystère qui entoure tout au long du film les mots qu’ils échangent après la guerre autour d’un lac à Princeton qui va obséder le  personnage incarné par Robert Downey Jr. renvoie au  Prestige. La relation entre le personnage de Jean Tatlock, une psychiatre avec qui Oppenheimer a eu une liaison passionnée mais torturée  et la culpabilité qui va le poursuivre après sa fin tragique évoque celle de Cobb (Leonardo Dicaprio)  avec le souvenir de sa défunte épouse Mal (Marion Cotillard) dans Inception. Mais si  Oppenheimer concentre le cinéma de Christopher Nolan en un seul film il présente une première dans la filmographie du cinéaste : l’irruption de  scènes de nudité et de sexe, un domaine que Nolan avait toujours évité  jusqu’à ce jour.

De la même façon dont on peut bâtir des ponts entre les œuvres passées du cinéastes et Oppenheimer on y retrouve également la trace des films favoris du réalisateur de Inception. La figure  d’Oppenheimer, sa vision et ses zones d’ombre et l’interprétation singulière de Cillian Murphy évoque le D H Lawrence incarné par Peter O’Toole dans Lawrence d’Arabie de David Lean. L’étoffe des héros est un film essentiel pour lui qui avait déjà inspiré en partie son approche dans Interstellar et qui est évidemment cité ici, la course à la fabrication de la bombe avec les nazis en plein désert des savants du projet du projet Manhattan fait écho à la course à l’espace des pilotes et ingénieurs du programme Mercury. Mais ce n’est pas le seul film de Philip Kaufmann qui semble l’avoir marqué, on peut trouver des échos dans la relation complexe entre Oppenheimer et les deux femmes de sa vie Jean Tattlock  et Katherine Oppenheimer évoque le triangle amoureux et sexuel sur fond de troubles politiques de son adaptation de l’Insoutenable Légèreté de l’être de Milan Kundera. Nolan dépeint la rivalité entre le génial  Oppenheimer et le besogneux Lewis Strauss  à la manière de celle entre Mozart et Salieri dans le Amadeus de Milos Forman.Le montage, les changements de couleurs, la multitude de personnages, témoins, la tension de la procédure quasi-inquisitoriale à laquelle est soumis Oppenheimer par la commission de sécurité et les sombres manipulations qui l’entourent renvoient évidemment le spectateur au JFK d’Oliver Stone. Le film n’est pas pour autant dépourvu de défauts. Les personnages féminins souffrent d’un manque de développement. Emily Blunt sort rarement de son rôle de mère de famille stressée  et le personnage de Florence Pugh, notamment, n’est pas assez présent. Les trois parties du film sont si distinctes stylistiquement et thématiquement qu’Oppenheimer apparait être parfois la collision de  trois films distincts qu’on aurait provoquée dans un accélérateur de particules. En dépit de son rythme haletant et la maestria  de sa dernière heure Oppenheimer une fois  passé la naissance de la bombe atomique  semble avoir atteint sa finalité et souffre de quelques longueurs.  Mais heureusement le cinéaste réussi ce qu’il y a de plus difficile dans ce type d’exercice , offrir au bout de trois heures une conclusion marquante qui accompagne le spectateur et il fait avec une  scène finale extraordinaire proprement glaçante.

Conclusion : Avec le massif et parfois écrasant Oppenheimer  tout à la fois spectaculaire et intimiste, sophistiqué et minimaliste, classique mais expérimental, formellement époustouflant  Christopher Nolan a  opère la fusion de la totalité des thématiques de  son cinéma  pour dresser le portrait du père de la bombe A dont on ignore encore si il a sauvé l’humanité ou l’a condamné.

Ma Note : A-

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