LES INCORRUPTIBLES (1987)

« On est dans l’Ouest, ici. Quand la légende dépasse la réalité, on publie la légende »

Cette maxime tirée du célèbre L’homme qui tua Liberty Valance de John Ford résume parfaitement Les Incorruptibles, adaptation de la série télévisée éponyme des années 50, elle-même inspirée de la véritable histoire des agents du Trésor qui s’attaquèrent au crime organisé à Chicago durant la Prohibition. Le film puise à la fois dans l’iconographie des films de gangsters, avec ses chapeaux, ses mitraillettes et ses voitures d’époque, et dans les codes du western, mettant en scène un héros qui arrive dans une ville corrompue par un bandit qu’il va affronter avec l’aide de quelques compagnons. Les gratte-ciels de Chicago remplacent les canyons du Far West, mais De Palma rend hommage au maître du genre, John Ford, dans une scène où les protagonistes chevauchent au Canada. Le rôle légendaire d’Eliott Ness est interprété par le jeune Kevin Costner (déjà vu dans le néo-western Silverado, 1985). De Palma a reconnu en lui un acteur capable d’incarner l’honnêteté et la justice, à l’instar de James StewartHenry Fonda ou Gary Cooper. À l’image de ce dernier dans Le train sifflera trois foisNess doit faire face au mal dans une ville où les criminels ont instauré la terreur. Cependant, contrairement au shérif du film de Zinneman, il n’est pas seul : il peut compter sur le soutien d’un mentor, Malone, interprété par Sean Connery, qui lui enseigne à dépasser ses limites morales pour atteindre son objectif. Ce rôle de vétéran qui se sacrifie pour aider le jeune agent, rachetant des années de renoncements, lui vaudra l’Oscar du meilleur acteur dans un second rôle et relancera sa carrière.

Il y a quelque chose de théâtral dans la construction du dramaturge David Mamet (originaire de Chicago, tout comme le producteur Art Linson), qui avait déjà signé les scénarios du Verdict (1982) de Sidney Lumet et du remake du Facteur sonne toujours deux fois (1981) de Bob Rafelson. Les séquences s’enchaînent tels les actes d’une pièce, et même lorsque l’action se déroule dans de vastes espaces, le drame finit par se nouer dans une cabane, le dernier affrontement entre Capone et Ness ayant lieu dans l’enceinte d’un tribunal. Cependant, Les Incorruptibles ne ressemble jamais à du théâtre filmé. Cela s’explique d’une part par la langue de l’auteur de Glengarry Glen Ross, qui est incroyablement moderne, puissante et agressive, parcourue de répliques cinglantes. Mamet parvient à faire de ses protagonistes à la fois des archétypes et des personnages authentiques de chair et de sang. D’autre part, son script est magnifiquement mis en scène par l’un des plus grands stylistes du cinéma américain. Galvanisé par le projet, le réalisateur de Blow Out (1981) met toute sa technique, son goût du baroque et ses séquences millimétrées pour offrir, pour sa première authentique superproduction, un grand spectacle digne du vieil Hollywood.

La mise en scène graphique de De Palma, encadrée par les lignes strictes des rues de Chicago, exploite les angles et les volumes des décors et des costumes signés Giorgio Armani dans ses compositions de cadre. Sa sensibilité presque fantastique donne l’impression qu’il adapte un comic-book. Cette mise en scène se fait souvent monumentale, multipliant les contre-plongées et les plongées vertigineuses qui accompagnent la chute de certains protagonistes. On note des plans zénithaux parfaits, comme celui qui ouvre le film (la séquence de rasage d’Al Capone) et, plus tard, celui qui illustre les conséquences de la colère du seigneur de la pègre. La flamboyance de sa mise en scène est toujours solidement ancrée dans l’histoire, ce qui lui permet de multiplier les morceaux de bravoure technique : des vues subjectives par des caméras portées, de longs travellings, et des plans-séquence comme celui qui nous fait découvrir l’hôtel Lexington, quartier général de Capone, ainsi que la fameuse séquence des escaliers de la Gare, où il s’amuse à citer Le Cuirassé Potemkine au cœur d’une mécanique de suspense millimétrée. Au sein de cet écrin de luxe, le maître du « giallo américain » parvient même à satisfaire sa prédilection pour le sang, l’étalant sur les murs et les planchers, jaillissant dans des éclats de violence d’autant plus choquants. La première goutte de sang d’une anodine coupure révèle et annonce la violence du gangster. Dans cet esprit, aucun moment sanglant n’est gratuit ; chacun porte en lui une grande puissance émotionnelle ou symbolique. Si Les Incorruptibles est l’un de ses films les plus traditionnels, on y retrouve néanmoins quelques-uns des thèmes récurrents de De Palma, tels que le voyeurisme, l’impuissance, le moralisme et la mort. Dans Les IncorruptiblesEliot Ness est souvent contraint d’observer les agissements de Capone sans pouvoir intervenir. Il se sent impuissant face à la corruption qui gangrène la ville, se pose des questions morales sur les moyens à employer pour faire respecter la loi, et doit faire face à la mort de plusieurs de ses amis.

Longtemps courtisé par la production pour incarner Capone, le grand Bob De Niro (réputé pour ses rôles dans Taxi Driver et Raging Bull) accepte finalement de retrouver De Palma dix-huit ans après leur première collaboration dans The Wedding Party (où il fut crédité comme Robert De Niro). La production engage même Bob Hoskins pour le rôle, ce dernier acceptant de s’effacer lorsque De Niro rejoint le projet. Les Incorruptibles marque l’une des dernières grandes transformations de l’acteur. Mettant de côté le maquillage et les rembourrages, il se rend quelques mois avant le début du tournage en Italie pour se gaver de pâtes afin de retrouver l’ovale poupin du visage de Capone, se rasant même la moitié du crâne pour simuler sa calvitie. De retour à Chicago, l’acteur-caméléon se fait confectionner par le tailleur de Capone des costumes identiques à ceux portés par le criminel, exigeant même de porter les mêmes sous-vêtements en soie, bien que ceux-ci soient invisibles à l’écran. La production achète la véritable bouteille d’Eau de Cologne et le coupe-cigare de Capone, placés presque invisiblement parmi l’attirail somptueux de la scène d’ouverture. Dès les premières minutes, où sa voix menaçante se fait entendre sous une serviette chaude et où la caméra dévoile Alfonso Capone dans toute sa splendeur, il ne fait aucun doute qu’on a affaire à un méchant d’anthologie. De Niro en fait une brute sanguinaire dont la nature violente craque le vernis de respectabilité qu’il tente de se donner. Pourri jusqu’à la moelle, on le voit pleurer à l’Opéra tandis que Malone (interprété par Sean Connery) traîne son corps ensanglanté sur le sol, dans une masterclass de montage parallèle. Le reste du casting est à l’unisson, avec Andy Garcia (intense en tireur d’élite) et Charles Martin-Smith (en comptable héroïque). Et le spectateur n’oubliera jamais la « gueule » de Billy Drago (dans le rôle de Frank Nitti, l’exécuteur de Capone), tout de blanc vêtu. La touche finale à cet édifice est apportée par la composition brillante d’Ennio Morricone (compositeur de Il Buono, il Brutto, il Cattivo), pleine de grands thèmes de suspense, dramatiques ou parfois même comiques (comme celui de Capone, accompagné de trompettes « wah-wah »). Morricone envoie avec son exubérance caractéristique des mélodies qui planent à des hauteurs de cathédrale, notamment le puissant thème d’ouverture (« La force des justes »), qui superpose un harmonica plaintif avec un piano pulsant, faisant écho adroitement au tic-tac imparable du scénario de Mamet.

 Conclusion : Avec Les Incorruptibles, Brian De Palma signe un chef-d’œuvre du cinéma de gangsters, qui allie une réalisation virtuose, un scénario haletant, une interprétation magistrale et une musique envoûtante. Le film nous plonge dans l’Amérique de la prohibition, où la lutte sans merci entre Eliot Ness et Al Capone nous fait vivre des scènes d’action, de suspense et d’émotion inoubliables. Les Incorruptibles est un classique, qui n’a pas pris une ride, tout aussi exaltant aujourd’hui que le jour de sa sortie.

Ma Note : A

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