JAWS (1975)

Comment rendre justice à une critique de Jaws ? D’un côté, le film repose sur une intrigue déconcertante de simplicité : « Un requin dévore des baigneurs. Trois hommes partent en mer pour le tuer. » Mais d’un autre côté, ce film marque un tournant décisif dans l’histoire du cinéma. Un jeune Steven Spielberg (E.T. l’extra-terrestre, Jurassic Park) assimile les leçons du maître du suspense, Alfred Hitchcock, s’inspirant de certaines scènes de The Birds, tout en transformant un handicap technique en avantage artistique : un requin mécanique défaillant force le cinéaste à jouer avec la suggestion. La menace, toujours cachée, devient ainsi plus effrayante, prouvant que l’horreur naît autant de l’attente que de l’affrontement. Premier blockbuster moderne, Jaws appartient à la fois aux grands classiques et au cinéma d’entertainment contemporain dont il est le prototype. Le premier grand film de Spielberg apparaît aujourd’hui comme son film parfait, tant il capture une peur primaire, une terreur à la fois simple et viscérale.

Considéré comme le premier summer blockbuster, Jaws redéfinit le rapport entre le cinéma et son public. Peu de spectateurs, en 1975, pouvaient prédire qu’un film de Spielberg, adapté d’un best-seller de Peter Benchley, allait révolutionner l’industrie. Grâce à son succès phénoménal, il redessine le paysage hollywoodien, préfigurant le règne des films événements aux sorties estivales stratégiques. Mais au-delà de son impact commercial, Jaws demeure une œuvre cinématographique d’exception : tendue, brillante et toujours aussi puissante cinquante ans plus tard. Ce film incarne une époque et témoigne de l’évolution du cinéma tout en conservant son efficacité narrative. La photographie de Bill Butler (The Conversation, The China Syndrome) et la mise en scène inspirée de Spielberg transforment chaque plan en une leçon de composition. Le fameux dolly zoom sur Brody lors de l’attaque sur la plage est devenu un exemple iconique du langage cinématographique. Contrairement à ses nombreuses copies et suites, Jaws ne se contente pas d’un suspense artificiel : il construit une atmosphère, creuse ses personnages et installe une tension qui va crescendo. Chaque plan de l’île d’Amity ou du bateau Orca en pleine mer respire le cinéma pur, et l’absence de requin dans la première moitié du film ne fait que renforcer la peur. Le spectateur craint ce qu’il ne voit pas, le danger caché sous la surface. Si Jaws reste une telle référence, c’est aussi grâce à l’apport inestimable de John Williams, qui composera Star Wars deux ans plus tard. Il écrit ici l’un des thèmes les plus minimalistes et efficaces de l’histoire du cinéma ; la simple alternance de deux notes instaure une tension viscérale et évoque la peur universelle de l’inconnu.

Les performances y sont essentielles, et le casting, bien qu’il ne repose pas sur de grands noms à l’époque, s’impose comme l’un des plus iconiques du cinéma. Pour tous les enfants des années 70, le visage buriné de Roy Scheider (French Connection, All That Jazz) reste indissociable de cette époque. Son Chef Brody est un héros viril mais tourmenté, substitut du spectateur, un homme ordinaire confronté à l’extraordinaire qui doit surmonter ses peurs pour l’affronter. Spielberg, d’abord réticent, craignait que l’image de dur de Scheider (après The French Connection) ne corresponde pas à Brody, mais l’acteur s’imposa brillamment, contribuant même à la légende du film en improvisant la réplique culte : « You’re gonna need a bigger boat. » Face à lui, Richard Dreyfuss (American Graffiti, Close Encounters of the Third Kind) semble une extension même de Spielberg : juif d’origine modeste, hyperactif, intello nerveux et résolument moderne. Son Hooper, jeune océanographe sarcastique, s’oppose constamment au bourru et traumatisé Quint, incarné par Robert Shaw (From Russia with Love, The Sting), dont l’alcoolisme notoire renforça l’intensité du jeu. Shaw réécrivit même en partie son célèbre monologue sur le naufrage de l’Indianapolis, écrit entre autres par John Milius, l’une des scènes les plus glaçantes du film.

L’héritage de Jaws dépasse le cadre de l’horreur. Il réinvente la distribution des films en établissant le summer blockbuster, modèle que le cinéma hollywoodien suit encore aujourd’hui. Le duo Jaws/ Star Wars transforma l’industrie, mettant en avant les films à grand spectacle et le marketing massif. Nous vivons toujours à l’ère post-Jaws. Pourtant, là où d’autres ont copié la formule sans capturer l’essence du film (de Jaws 2 aux innombrables ersatz italiens), Jaws demeure inégalé. Un cinéma tendu, beau et captivant, qui traverse les décennies sans perdre de sa puissance. L’un des rares films qui tutoient la perfection.

Conclusion : Jaws transcende les simples conventions du film d’horreur pour devenir un véritable monument du cinéma, alliant maîtrise narrative et innovation technique. En redéfinissant les attentes du public et posant les bases du summer blockbuster, il a marqué un tournant décisif dans l’histoire de Hollywood. Quarante-huit ans plus tard, il continue de hanter les esprits et d’inspirer les générations de cinéastes, prouvant que la peur réside autant dans l’invisible que dans l’affrontement.

Ma Note : AAA

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