SE7EN (1995) – 30e Anniversaire

Plus de vingt ans après sa sortie, Se7en, réalisé par David Fincher, demeure un monument du thriller psychologique. C’est un film qui ne se contente pas de raconter une histoire de tueur en série ; il nous plonge dans une ville qui est elle-même un personnage, une entité malade, pour explorer les thèmes intemporels de la foi, du péché, du désespoir et de la vengeance. Sa puissance réside moins dans l’identification du coupable que dans le voyage macabre qu’il nous impose, un voyage qui culmine dans l’un des dénouements les plus choquants et les plus marquants de l’histoire du cinéma.

L’histoire de Se7en commence avec un scénario, celui d’un certain Andrew Kevin Walker (révélateur de talents avec Fight Club et Sleepy Hollow). L’anecdote est aussi sombre que le film lui-même : Walker aurait écrit son script dans la moiteur et la claustrophobie d’un petit appartement new-yorkais, inspiré par son sentiment de désespoir et de dégoût face à la vie urbaine. Cette atmosphère de crasse, de pluie incessante et de misère morale qui imprègne chaque plan du film n’est pas le fruit du hasard, mais l’écho direct des émotions de son auteur qui a décrit son script comme une « lettre d’amour à New York », ou plutôt une lettre de rupture, tant la ville lui inspirait malaise et désespoir. Le scénario, avec son dénouement tragique, fut jugé trop sombre, trop extrême. Walker essuya de nombreux refus avant que le script dans sa version originale, celle avec le célèbre « head in the box »par un heureux hasard la ne tombe entre les mains de David Fincher (à l’époque, il n’avait réalisé que Alien 3 et des clips musicaux pour Madonna et George Michael).

Fincher, lui-même, venait de vivre une expérience traumatisante sur le tournage d’Alien 3, un film qu’il avait perdu le contrôle et qui avait été mutilé par le studio. En trouvant le script de Walker, il a découvert une histoire qui résonnait avec son propre pessimisme et son désir de raconter une histoire sans compromis. L’un des points de friction majeurs fut la fin. New Line Cinema, la société de production, voulait absolument la changer, la rendre moins tragique, plus « grand public ». On proposa des variantes où la tête dans la boîte serait celle d’un chien ou où l’officier Mills (interprété par Brad Pitt) tuerait le tueur en série. Contre toute attente, c’est Brad Pitt lui-même qui s’opposa farouchement à toute modification du dénouement. Il menaça de quitter le projet si la fin originale, celle du script de Walker, n’était pas respectée. Son engagement, conjugué à la détermination de Fincher, a permis de conserver l’intégrité de l’œuvre et d’offrir au public une fin qui, bien que glaçante, était la seule possible.

Se7en est le film qui a véritablement révélé David Fincher comme auteur. Il y impose une vision du monde désenchantée, où la ville elle-même devient un personnage : anonyme, poisseuse, noyée sous une pluie incessante. Le réalisateur ne cherche pas le réalisme, mais une stylisation expressionniste du mal. La photographie de Darius Khondji est essentielle à cette atmosphère. Inspiré par le travail de Gordon Willis (Klute, The Godfather) et par les clichés de Robert Frank, Khondji a utilisé des techniques innovantes comme le bleach bypass, qui conserve les particules d’argent dans la pellicule pour accentuer les contrastes et assombrir les noirs. Le résultat est une image granuleuse, oppressante, presque tactile, qui donne au film une texture unique. Chaque scène de crime est traitée comme une installation artistique morbide. Le tueur, John Doe, ne se contente pas de tuer : il compose des tableaux de souffrance. Cette approche évoque les œuvres de Joel-Peter Witkin, photographe connu pour ses compositions macabres.

Se7en n’est pas né dans le vide. Ses racines plongent profondément dans le genre du film noir classique. On retrouve le détective fatigué, désabusé, Somerset (Morgan Freeman), qui rappelle les figures de Humphrey Bogart ou de Robert Mitchum, évoluant dans une ville corrompue et dégradée. Le film de Fincher est une version moderne et pervertie de ce genre, le néo-noir, où la corruption ne se limite pas à la politique ou à la mafia, mais s’étend au plus profond de l’âme humaine. La pluie incessante, l’éclairage tamisé, les ombres menaçantes sont autant d’hommages visuels à l’esthétique du genre. Mais au-delà du film noir, Se7en puise son inspiration dans d’autres sources. On peut y déceler l’influence des thrillers urbains et politiques des années 1970, comme French Connection de William Friedkin ou Serpico de Sidney Lumet, qui dépeignaient des villes gangrenées par la criminalité et la désillusion. Le film adopte leur approche viscérale et sans fioriture de l’enquête policière, loin des glamour d’Hollywood. L’héritage de Se7en se trouve également dans la culture pop. Le style visuel du film, son atmosphère de décomposition, se retrouve dans de nombreuses œuvres de bande dessinée et de comics américains. On pense immédiatement à Frank Miller (créateur de Sin City et de The Dark Knight Returns), dont l’esthétique du noir et blanc contrasté et l’urbanisme corrompu résonnent fortement avec le film. D’autres œuvres, comme Batman: The Long Halloween de Jeph Loeb et Tim Sale, qui explore les liens entre le crime organisé et les tueurs en série, partagent la même approche psychologique des motivations criminelles. C’est cette capacité à transcender les genres qui fait de Se7en une œuvre si singulière, capable de parler à la fois aux cinéphiles, aux amateurs de thrillers et aux passionnés de pop culture.

Le succès de Se7en tient en grande partie à la performance extraordinaire de ses trois acteurs principaux. Morgan Freeman (Les Évadés, Miss Daisy et son chauffeur) incarne le détective William Somerset avec une sagesse et une mélancolie qui transpercent l’écran. C’est l’incarnation de la raison et de l’expérience, le père spirituel désabusé qui a vu trop de crimes pour encore croire en une justice absolue. Freeman apporte une dignité calme à son personnage, une force tranquille qui s’oppose à l’énergie volcanique de son coéquipier. À l’opposé se trouve Brad Pitt (Fight Club, Le Loup de Wall Street) dans le rôle du détective David Mills. La beauté juvénile de Pitt est utilisée à contre-emploi pour symboliser l’impétuosité et la naïveté de son personnage. Mills est un homme de passion, qui réagit par la colère et l’impatience, persuadé que le bien et le mal sont des concepts simples. La performance de Pitt est d’une intensité rare, et il n’hésite pas à se dénuder émotionnellement. Son évolution, de la confiance arrogante à l’effondrement total, est le moteur émotionnel du film. Enfin, il y a la performance terrifiante et inoubliable de Kevin Spacey (Usual Suspects, American Beauty) dans le rôle de John Doe. Le choix de ne pas le créditer au générique fut un coup de génie marketing qui ajouta une couche de mystère et de surprise. Lorsque Spacey apparaît à l’écran, son calme, son regard dénué d’émotion et sa voix posée sont d’autant plus glaçants qu’ils tranchent avec l’horreur des crimes qu’il a commis. John Doe n’est pas un psychopathe fou, c’est un homme qui se considère comme un instrument de Dieu, un rationaliste du meurtre. Spacey nous fait froid dans le dos en rendant ce personnage sinistrement crédible. L’alchimie entre les trois acteurs est palpable. Freeman et Pitt forment un duo d’enquêteurs classique, mais leur dynamique de mentor et d’élève inversé, où chacun représente une vision du monde différente, donne une profondeur inattendue au récit.

Le travail de montage de Richard Francis-Bruce (Le Seigneur des anneaux : La Communauté de l’anneau) est un élément crucial de la narration. Le rythme de Se7en est intentionnellement lent et pesant. Il nous donne l’impression de suivre la véritable routine d’une enquête policière, faite d’attente, de lecture de rapports et d’analyses de scènes de crime. Ce rythme méthodique renforce l’horreur des découvertes, car le contraste entre la lenteur de la recherche et la brutalité des crimes est saisissant. Les coupures sont précises, évitant l’effet de choc gratuit, et se concentrent sur la réaction des personnages plutôt que sur l’horreur elle-même. C’est un montage qui respecte l’intelligence du spectateur, lui laissant le temps de comprendre la profondeur du mal sans avoir besoin de le montrer explicitement.

La musique de Howard Shore (Le Silence des agneaux, Le Seigneur des anneaux) discrète mais omniprésente, enveloppe le film d’une aura funèbre. Shore a choisi une approche minimaliste. La musique est souvent absente ou se résume à des notes de basse profondes, oppressantes. Au lieu de guider les émotions du spectateur avec une mélodie, elle crée une atmosphère de malaise constant. C’est le silence, brisé par le son de la pluie ou le bruit de pas, qui devient la véritable bande-son du film. Composée pour orchestre, elle utilise des cuivres et des percussions pour créer une tension sourde, presque viscérale. Shore a enregistré la partition avec plus de 100 musiciens à Abbey Road, mais le score n’a été publié dans son intégralité qu’en 2016. La séquence d’ouverture, accompagnée du remix de Closer par Nine Inch Nails, est une œuvre à part entière. Le générique, conçu par Kyle Cooper, plonge immédiatement le spectateur dans l’esprit torturé du tueur. Ce montage frénétique, fait de gros plans sur les carnets de John Doe, a influencé toute une génération de génériques, notamment ceux de CSI et True Detective.

Où se situe Se7en dans le vaste paysage du thriller ? Il n’est pas un simple film de tueur en série à la manière du Silence des agneaux de Jonathan Demme, un film qui se concentre davantage sur la psychologie des personnages et la traque. Se7en est un film sur l’effondrement de la civilisation, une œuvre d’art qui utilise le crime comme un miroir de la dépravation morale de notre société. C’est une œuvre qui se rapproche davantage des réflexions existentielles de Dostoïevski ou des poèmes morbides de Baudelaire que des scénarios à la Agatha Christie. Se7en a eu un impact considérable sur le cinéma et la télévision. Il a ouvert la voie à des thrillers plus sombres, plus psychologiques, où le mal n’est pas seulement incarné par un individu, mais par une société entière. Des films comme Saw, Zodiac, The Bone Collector ou The Pledge doivent beaucoup à Fincher. On ne compte plus le nombre de films qui ont tenté de reproduire sa formule, son esthétique et sa noirceur : éclairage tamisé, décors urbains délabrés, palette de couleurs désaturées. Il a influencé des séries comme Luther, Hannibal, Mindhunter (également réalisée par Fincher), et même des blockbusters comme The Batman de Matt Reeves. Mais au-delà de son influence esthétique, Se7en a marqué les esprits par son audace morale. Se7en ne propose pas de réponse, pas d’espoir. Le mal ne se résume pas à un seul homme, mais à une maladie qui a infecté le monde entier. Le tueur, John Doe, est un symptôme, non la cause. Sa logique, bien que tordue, est l’écho d’une misère morale qui existe déjà. La fin, si dévastatrice, ne punit pas seulement les personnages, elle punit le spectateur, le forçant à confronter les mêmes questions que Somerset et Mills : peut-on lutter contre le mal sans se corrompre soi-même ? La dernière réplique de Somerset, empruntée à Hemingway — « Le monde est un endroit magnifique et qui vaut la peine qu’on se batte pour lui. Je suis d’accord avec la seconde partie. » — résume toute l’ambiguïté du film.

Conclusion : Trente ans après sa sortie, Se7en n’a rien perdu de sa puissance. Il reste un film difficile à regarder, mais impossible à oublier. Sa noirceur n’est jamais gratuite : elle est le reflet d’un monde en crise, d’une humanité en perte de repères. Fincher ne propose pas de solution, seulement un constat. Et c’est peut-être cela qui rend Se7en si essentiel.

Ma Note A

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