Superman II appartient à cette catégorie rare de films dont la légende dépasse même leur existence physique. Sorti en 1980, il incarne à la fois la continuité d’un rêve cinématographique amorcé par Richard Donner avec Superman: The Movie (1978), et la fracture artistique brutale provoquée par le remplacement de ce dernier par Richard Lester, un réalisateur au ton plus léger (A Hard Day’s Night, The Three Musketeers). Ce deuxième opus, malgré ses contradictions internes, reste un moment de bravoure dans l’histoire du cinéma de super-héros.
Le paradoxe de Superman II prend racine dans une production tentaculaire. L’idée initiale des producteurs, Alexander et Ilya Salkind, était de tourner les deux films simultanément, un projet d’une ampleur inédite à l’époque. Richard Donner, fraîchement auréolé du succès de The Omen, s’est attelé à la tâche avec une vision sérieuse et épique du mythe. Il a filmé près de 75% de Superman II avant que les tensions, notamment avec le producteur Pierre Spengler, ne deviennent ingérables. Le conflit portait sur le budget et les délais, mais aussi sur le ton du film. Les Salkind estimaient que Donner prenait les choses trop au sérieux et cherchaient un réalisateur plus malléable pour injecter une dose de légèreté et de comédie qui, selon eux, garantirait un succès commercial. C’est ainsi que Richard Lester a été appelé en renfort pour terminer le film. Cependant, une clause dans son contrat stipulait qu’il ne pourrait être crédité en tant que réalisateur que s’il retournait au moins 50% du film. Ce changement de cap a non seulement créé un patchwork fascinant, où cohabitent deux visions du héros, mais a également imposé à l’équipe de production des défis logistiques et artistiques colossaux.
La signature de Richard Lester se ressent immédiatement. Il a remplacé l’ouverture grandiose de Donner, qui utilisait des images de Superman: The Movie avec la voix de Marlon Brando, par une scène à Paris impliquant et une bombe terroriste, une séquence qui manquait cruellement de la gravité de l’original. Si la mise en scène de Lester est moins solennelle que celle de son prédécesseur, elle n’est pas dénuée de panache. Les scènes d’action, notamment l’affrontement à Metropolis entre Superman et les trois Kryptoniens, sont chorégraphiées avec une efficacité visuelle indéniable. Le réalisateur joue sur les effets de destruction urbaine, les envolées spectaculaires et les confrontations physiques, tout en glissant des touches d’humour parfois absurdes — comme la scène de la ville vidée de ses habitants ou ce roller disco improvisé au milieu du chaos. Cette esthétique, portée par les décors de la Forteresse de Solitude et les costumes des antagonistes, conserve une élégance rétro-futuriste. Les antagonistes sont d’ailleurs des personnages fascinants. Le général Zod, interprété par Terence Stamp, est une figure culte. Son regard perçant, sa diction aristocratique et sa posture de despote intergalactique ont fait de lui un méchant mythique, un modèle pour des antagonistes de films de super-héros encore aujourd’hui. Loin des brutes numériques modernes, Stamp a créé un vilain terrifiant par sa seule présence théâtrale et son mépris condescendant. L’iconique « Kneel before Zod! » n’était pas dans le script, mais une invention de Stamp qui l’a improvisée sur le plateau et qui a su donner une profondeur et une saveur inoubliable au personnage. Ursa et Non, aux côtés de Zod, incarnent une menace stylisée, presque opératique, leurs tenues noires et leur démarche hiératique leur conférant une aura de tragédie antique.
Le montage, supervisé par John Victor-Smith, a essayé de concilier les deux visions du film, mais le résultat est une structure parfois déséquilibrée. Là où Donner aurait insisté sur le développement psychologique des personnages et l’aspect mythologique, Lester a souvent privilégié des gags visuels qui, bien que fidèles à son style, affaiblissent la tension dramatique. Le rythme souffre notamment dans la première moitié, avec des digressions comiques qui semblent briser la progression du récit. Le climax dans la Forteresse de Solitude retrouve toutefois une intensité bienvenue. La scène de la chambre de dépolarisation, où Superman inverse les effets du rayon solaire rouge, est un modèle de suspense et de retournement narratif. Elle illustre la ruse du héros, sa capacité à triompher par l’intelligence autant que par la force, un trait qui sera souvent sous-estimé dans les adaptations ultérieures.
Les performances des acteurs, malgré les turbulences en coulisses, sont le véritable ciment du film. Christopher Reeve, dans son double rôle de Clark Kent et Superman, confirme ici son statut d’icône. Pour se préparer au rôle, il a refusé de porter une combinaison musclée, préférant suivre un programme d’entraînement intensif avec l’acteur culturiste David Prowse. Il a pris 14 kg de muscle pur, un fait qui impressionnait tellement l’équipe de production que certaines scènes ont dû être retournées pour correspondre à son physique impressionnant. Sa performance gagne en nuances : le dilemme moral du héros, tiraillé entre son amour pour Lois Lane et sa responsabilité envers l’humanité, est incarné avec une sincérité touchante. Reeve parvient à rendre crédible la vulnérabilité de Superman, notamment dans la scène du diner où, privé de ses pouvoirs, il se fait humilier par un routier brutal. L’acteur a d’ailleurs révélé que cette scène était la plus difficile de sa carrière car il a dû s’éloigner de la noble stature de Superman pour incarner la faiblesse humaine, un sacrifice pour l’amour. Margot Kidder, en Lois Lane, apporte une énergie frondeuse et une intelligence vive à son personnage. Son alchimie avec Reeve fonctionne à merveille, et la fameuse scène de la révélation de l’identité de Superman, bien que controversée dans la version de Lester, est une des scènes les plus fortes du film. Cependant, les conflits de Kidder avec les producteurs ont conduit à son éviction et à sa marginalisation dans le reste de la saga. Gene Hackman, en Lex Luthor, retrouve son verve cynique, bien que son rôle soit ici plus périphérique. Son talent de comédien apporte une touche de légèreté et de calcul machiavélique au film. Mais c’est bien Terence Stamp qui vole la vedette, son Général Zod demeurant une référence pour les antagonistes de l’univers des comics.
La musique de Superman II est signée Ken Thorne, qui a repris les thèmes de John Williams tout en les adaptant à une orchestration plus modeste. Si l’on peut regretter l’absence du souffle symphonique du premier film, Thorne parvient à maintenir une cohérence sonore, notamment dans les scènes d’action, en s’appuyant sur les compositions originales. Le thème de Superman, toujours aussi galvanisant, accompagne les envolées du héros avec une majesté intacte. Les motifs associés aux Kryptoniens, plus sombres et martiaux, renforcent leur menace. L’ensemble reste efficace, bien que moins mémorable que la partition originale, la plupart des auditeurs n’y voyant qu’une simple continuation du travail de Williams.
Superman II a marqué une étape décisive dans la représentation des super-héros au cinéma, non seulement par sa production chaotique mais aussi par son contenu. Pendant près de deux décennies, il est resté le seul exemple d’un affrontement entre êtres dotés de pouvoirs équivalents. Ce modèle sera repris bien plus tard dans Man of Steel (2013) ou Avengers (2012), mais avec une démesure numérique qui fait perdre en lisibilité ce que Superman II conservait en clarté visuelle et en impact humain. Les combats, bien que spectaculaires, restent ancrés dans une réalité physique qui les rend plus viscéraux. Le combat à Metropolis reste plus lisible et plus humain que bien des batailles numériques modernes.
Ce deuxième volet est aussi le point de bascule entre une vision sérieuse du mythe et une approche plus parodique. Pour Richard Donner, Superman II est resté une blessure artistique. Il ne pourra présenter sa propre version qu’en 2006, avec The Richard Donner Cut, qui rétablit certaines scènes clés et renforce la cohérence dramatique. Ce montage, salué par les fans, témoigne de la vision initiale du réalisateur, plus proche de ses autres œuvres comme Ladyhawke ou Lethal Weapon. Il réintègre notamment les scènes avec Marlon Brando dans le rôle de Jor-El, ce qui donne une continuité narrative et émotionnelle plus puissante à l’histoire. The Donner Cut a été un triomphe pour les fans, bien que le montage soit parfois brut, utilisant des scènes non finalisées pour reconstituer l’œuvre d’origine. Quant à Richard Lester, il a laissé une patte comique et décalée, fidèle à son style dans Help! ou Robin and Marian. Son apport, bien que controversé, confère au film une singularité qui le distingue dans le paysage des adaptations de comics.
Conclusion : Superman II est un film paradoxal, à la fois éclaté et cohérent, imparfait mais profondément attachant. Il incarne une époque où les super-héros n’étaient pas encore des produits calibrés, mais des figures mythologiques portées par des visions d’auteurs. Malgré ses failles, il demeure un jalon essentiel, un miroir de nos rêves d’envol et de nos dilemmes humains. Finalement, ce film est la preuve que même une production chaotique peut donner naissance à un mythe durable, capable de résister à l’épreuve du temps.