USS ALABAMA (1995)

Tony Scott n’a peut-être pas eu la même reconnaissance que son frère aîné Ridley (Alien, Gladiator), mais son travail a néanmoins exercé une influence indéniable sur le cinéma. Sa puissante formule, mélange d’action explosive, de mélodrame exacerbé mais toujours sincère, a façonné la manière dont les superproductions modernes sont conçues et appréciées par les cinéphiles du monde entier. Si son méga hit de 1986, Top Gun, une création emblématique de son époque, incarne la ferveur chauvine des années Reagan, c’est son autre film de guerre navale, USS Alabama (Crimson Tide), qui fête cette année ses vingt-cinq ans, que l’on peut considérer comme la synthèse de son cinéma. USS Alabama partage de nombreux ingrédients avec Top Gun : il s’agit de la quatrième collaboration entre Scott et la paire de producteurs Jerry Bruckheimer (Pirates of the Caribbean, National Treasure) – Don Simpson (Beverly Hills Cop, Flashdance). Le film met en avant l’association d’un vétéran de l’écran et d’une star montante, tout en jouant sur la fascination qu’exerce la puissance militaire sur le spectateur. Cependant, USS Alabama démontre une compréhension plus adulte et complexe de son époque, s’inscrivant après la chute du mur de Berlin et reflétant les doutes d’une superpuissance nucléaire sans rival. Le film explore les insécurités d’une génération de combattants cherchant à comprendre leur place dans un monde en évolution rapide. USS Alabama décrit une mutinerie — en réalité, une série de mutineries — qui se déroule à l’intérieur d’un sous-marin nucléaire tactique quasiment en temps réel, alors que le monde extérieur se précipite vers une guerre nucléaire. Le lieutenant-commandant Hunter (interprété par Denzel Washington, Malcolm X, Training Day) est affecté en tant qu’officier en second du sous-marin USS Alabama, alors qu’un incident international met la marine américaine en état d’alerte. Il fait face aux dangers de la guerre sous-marine lorsque l’Alabama est traqué par un sous-marin russe. Après que le capitaine Ramsey (incarné par Gene Hackman, The French Connection, Mississippi Burning), un vétéran endurci, ait reçu l’autorisation de mener une frappe nucléaire, les lignes de communication sont coupées. Alors que le compte à rebours pour la frappe nucléaire est enclenché, le « moderne » Hunter et le « dur » Ramsey s’affrontent pour déterminer la survie de l’humanité.

Le film s’ouvre sur des séquences à l’atmosphère détendue, notamment une fête de famille réunissant Hunter et Webb (joué par Viggo Mortensen, The Lord of the Rings, A History of Violence), chargé du tir des missiles. L’entretien entre Hunter et Ramsey est relativement courtois, et ces discussions amicales entre marins permettent d’établir les caractères des protagonistes. Dès ces premières séquences, les lignes de faille dans leurs relations et le contexte international, menaçant le monde d’une guerre nucléaire, sont bien établis. Denzel Washington incarne un Hunter déjà reconnu pour ses performances dans Malcolm X et Philadelphia, mais n’ayant pas encore trouvé le film de divertissement à succès qui l’élèverait au rang des autres stars de sa génération. Ce rôle, destiné à l’origine à Tom Cruise ou Brad Pitt, lui permettra enfin d’accéder à ce statut et d’entamer une collaboration de cinq films avec Tony Scott. Gene Hackman, quant à lui, incarne Ramsey, un rôle qui avait été proposé à Al Pacino, Tommy Lee Jones ou Warren Beatty, mais qui a été écrit pour lui. Bien qu’il soit l’un des grands acteurs américains de sa génération, Hackman reste souvent dans l’ombre, peut-être en raison de sa discrétion sur sa vie privée. Il a pourtant interprété des rôles iconiques dans quelques-uns des plus grands films du cinéma américain contemporain (The French Connection, Mississippi Burning), collaborant avec des réalisateurs majeurs comme Coppola, Friedkin, et Eastwood. USS Alabama trouve un équilibre habile entre dramatisation extrême et réalisme militaire, offrant le ton parfait pour explorer l’éthique et la morale dans les pires situations. Tony Scott fait de ce thriller politico-militaire, essentiellement dramatique, un véritable rollercoaster. Bien qu’il n’y ait qu’une poignée de scènes d’action, le film se déroule à un rythme effréné, la tension montant exponentiellement alors que la mutinerie se propage et que la peur de l’holocauste nucléaire étouffe l’équipage. Cette tension se transmet à tous les protagonistes, enfermés dans cet espace clos comme dans un autocuiseur, et finit par se répandre chez le spectateur. C’est cette tension qui propulse le film, chaque scène contenant l’élément déclencheur de la suivante. Tony Scott et son équipe, le monteur Chris Lebenzon (Armageddon, The A-Team) et le directeur de la photographie Dariusz Wolski (Pirates of the Caribbean, Prometheus), tournent USS Alabama comme un film d’action ou de science-fiction. L’ambiance science-fictionnelle du film, accentuée par des lumières filtrées à travers les grilles des coursives, évoque le travail de Ridley Scott sur Alien. La caméra de Wolski s’engouffre dans les coursives du sous-marin au milieu du chaos, tandis que Lebenzon monte les scènes avec agressivité, en synchronisant le rythme avec la pulsation de la partition de Hans Zimmer (Gladiator, Inception). Ce dernier, dans l’une de ses compositions les plus abouties, alterne entre chœurs épiques de fin du monde et musique industrielle. Dans la mise en scène de Scott, les prémices de l’évolution de son style se dessinent, avec des inclinaisons du sous-marin (un décor monté sur des vérins hydrauliques) servant de prétexte à une série de plans cassés (en anglais Dutch Angle). Le travail sur les couleurs de Wolski, avec des teintes fluorescentes, confère au film un aspect expressionniste tout en remplissant une fonction dramatique. Par exemple, le poste de tir de Webb est baigné dans des lumières bleues et rouges, couleurs qui matérialisent le dilemme du personnage, un conflit visible sur son visage partagé entre ces deux teintes. Scott parvient à transmettre les éléments techniques de l’intrigue à travers l’action : ainsi, une séquence d’exercice décrit le processus de lancement des missiles nucléaires tout en dévoilant les premières failles dans le duo de commandement.

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La confrontation entre Ramsey et Hunter semble classique en apparence : le vétéran endurci face au jeune loup aux références académiques impressionnantes, mais USS Alabama offre des protagonistes complexes et fascinants. Ramsey est une merveilleuse création – un homme intelligent et souriant, mais avec un soupçon de malice et de menace dans le regard. Ramsey écoute, évalue la situation, mais fait volontairement monter la tension, persuadé qu’elle est nécessaire à ses hommes pour être efficaces. Pourtant, malgré sa position d’antagoniste de facto, le spectateur perçoit toujours en lui un homme honorable. Le conflit entre Hunter et Ramsey ne se conforme pas au cliché de l’affrontement entre anciens et modernes, en partie parce que Washington a déjà 41 ans au moment du tournage. La dynamique aurait été différente avec un Brad Pitt ou un Tom Cruise dans le rôle. La tension entre les deux antagonistes commence au niveau philosophique et se transforme en un conflit total lorsque chacun tente d’appliquer sa vision à une situation de crise. Le choix de Washington confère au film un sous-texte inédit de tension raciale, qui devient explicite lors de leur dernier face-à-face. Ce dialogue, comme l’ensemble des répliques du film, est d’une efficacité remarquable, révélant des motivations racistes chez Ramsey qui contrastent avec l’honorabilité dont il fait preuve tout au long du récit. On pourrait penser que l’intrigue d’USS Alabama s’est déroulée avec fluidité, comme si elle était l’œuvre d’une unique plume. Cependant, bien que Michael Schiffer (Colors, Call of Duty) soit crédité comme seul scénariste, USS Alabama est en réalité le fruit d’une collaboration de plusieurs scénaristes prestigieux qui ont retouché le script. Parmi eux, Steve Zaillian (La Liste de Schindler, Millennium), bien sûr, mais aussi Quentin Tarantino (Pulp Fiction, Kill Bill), proche de Scott, qui avait mis en images son True Romance et qui a écrit la séquence où les membres d’équipage discutent des meilleurs films de sous-marin et de la meilleure interprétation graphique du Surfer d’Argent entre celles de Moebius et Jack Kirby. Cette collaboration a également engendré une tension sur le plateau : lors de sa visite, Tarantino a été confronté par Washington au sujet de l’utilisation du mot « nigger » dans ses scripts, un reproche qu’il avait également reçu de Spike Lee. Cette brouille a perduré jusqu’en 2012, lorsque la fille de Washington a été assistante de production sur Django Unchained. Enfin, l’une des contributions les plus essentielles est celle de Robert Towne, le légendaire scénariste de Chinatown, appelé en urgence pour écrire la superbe scène d’ouverture du film, où Hackman et Washington échangent sur la nature de la guerre. Cette discussion, bien qu’abstraite en apparence, révèle rapidement leur véritable nature et met en place leur conflit.

Conclusion : USS Alabama représente un sommet de la carrière de Tony Scott. On pourrait même affirmer qu’il s’agit de son meilleur film, tant il atteint ici le sommet de son art, entouré de collaborateurs exceptionnels à tous les niveaux techniques et créatifs, chacun livrant une véritable masterclass dans son domaine. Ce thriller se distingue comme un modèle quasi-parfait : haletant et enthousiasmant, il est indéniablement intemporel, à tel point qu’aucune avancée technologique n’aurait pu l’améliorer. Il se classe aisément parmi les cinq meilleurs films de chacune des 25 années suivant sa sortie.

Ma Note A

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