INVASION OF THE BODY SNATCHERS (1978)

Il est des films qui, bien que nés dans l’ombre d’un prédécesseur, parviennent à transcender leur statut de remake pour devenir des œuvres autonomes, puissantes et visionnaires. Invasion of the Body Snatchers de Philip Kaufman, sorti en 1978, appartient à cette catégorie rare. Adaptation du roman de Jack Finney publié en 1955, déjà porté à l’écran par Don Siegel en 1956, le film de Kaufman ne se contente pas de réactualiser une histoire : il la réinvente, la réincarne dans les angoisses spécifiques de son époque, et en fait un miroir troublant de notre propre déshumanisation.

Kaufman, alors cinéaste en marge des grands studios, vouait une admiration sincère au film de Siegel, qu’il qualifiait de « radio visuelle ». Mais son ambition n’était pas de reproduire un modèle : il voulait proposer une « nouvelle vision », une variation sur le thème, en déplaçant l’action de la petite ville de Santa Mira à San Francisco, métropole emblématique du progrès, des utopies post-hippies et des illusions de modernité. Ce changement de décor est loin d’être anodin : il inscrit le récit dans une société urbaine où l’individualité se dissout dans la foule, où l’anonymat devient le terreau idéal pour une invasion silencieuse. Le scénario, coécrit avec W.D. Richter, fut réécrit en grande partie pendant le tournage, dans une atmosphère de tension créative. Les acteurs eux-mêmes ignoraient souvent si leur personnage allait être « remplacé » dans la scène suivante. Cette incertitude imprègne le film d’un malaise palpable, presque documentaire.

Avant Invasion, Kaufman avait signé quelques films indépendants, dont Goldstein (1964) et La Légende de Jesse James (1972), mais c’est avec ce remake qu’il entre dans la cour des grands. Il y déploie une mise en scène inventive, jouant sur les focales déformantes, les reflets, les angles obliques, et surtout sur les détails en arrière-plan qui signalent l’imminence du danger. Le film s’inscrit dans la veine paranoïaque du Nouvel Hollywood, aux côtés de The Conversation de Coppola ou The Parallax View de Pakula, avec lesquels il partage une esthétique du clair-obscur et une défiance envers les institutions. Dans ce climat post-Watergate, où la confiance envers les autorités s’est effondrée, Invasion devient une parabole glaçante sur la perte de repères, l’effacement de l’individu et la normalisation des comportements.

Le casting est un coup de maître. Donald Sutherland incarne Matthew Bennell avec une intensité retenue, presque clinique, tandis que Brooke Adams, dans le rôle d’Elizabeth Driscoll, apporte une fragilité lumineuse. Leur relation, empreinte de tendresse et de non-dits, devient le dernier bastion de l’humanité face à l’effacement généralisé. Leonard Nimoy, en psychologue paternaliste, incarne à merveille la figure de l’autorité séduisante mais toxique, celle qui apaise pour mieux anesthésier. Jeff Goldblum et Veronica Cartwright, en couple bohème, apportent une touche d’humour et d’excentricité, avant d’être eux aussi rattrapés par la mécanique implacable des « pod people ». Le film ne cherche pas à sauver ses personnages : il les observe, les accompagne dans leur chute, sans jamais céder à la facilité du happy end.

La musique de Denny Zeitlin, psychiatre de formation, est une œuvre à part entière. Elle mêle des textures électroniques expérimentales à des motifs orchestraux dissonants, créant une ambiance sonore anxiogène, presque organique. Le sound design de Ben Burtt (déjà célèbre pour Star Wars) ajoute une couche de terreur sourde : les bruits de camions-poubelles, les cris stridents des clones, les silences pesants deviennent autant de signaux d’alerte. Le cri final, émis par Sutherland dans une scène devenue culte, est un mélange de hurlement porcin et de distorsion humaine. Il marque la fin de toute résistance, l’absorption totale de l’individu dans le collectif — une image terrifiante de la perte de soi.

Kaufman ne cache pas ses influences : Antonioni pour le traitement de l’espace et du vide, le cinéma européen pour son approche naturaliste, et bien sûr la science-fiction américaine des années 50. Mais il dépasse ses modèles en injectant dans son film une critique sociale acérée. Là où Siegel dénonçait le péril rouge et le maccarthysme, Kaufman s’attaque à la société de consommation, à la standardisation des comportements, à la disparition de la pensée critique. Son film interroge la manière dont les corps, les esprits et les émotions sont peu à peu formatés, absorbés dans une logique de conformité. Il anticipe les dérives d’une société technocratique où l’humain devient interchangeable, où l’identité se dilue dans le collectif, et où la singularité devient suspecte.

nvasion of the Body Snatchers a ouvert la voie à une série de remakes audacieux dans les années 80 : The Thing de Carpenter La Féline de Schrader, Scarface de De Palma. Tous ont été d’abord mal reçus, puis réhabilités comme des classiques. Kaufman, en ce sens, fut un pionnier. Aujourd’hui, son film est considéré comme l’un des meilleurs remakes de l’histoire du cinéma. Il a influencé des générations de cinéastes, de David Cronenberg à Jordan Peele, en passant par Abel Ferrara qui en proposa une version plus corporelle en 1993.

Conclusion : Le thème du double, de la perte d’identité, de la normalisation forcée, reste d’une actualité brûlante. Face à la montée des algorithmes, à la surveillance généralisée, à la disparition des émotions dans les interactions numériques, Invasion of the Body Snatchers résonne comme une prophétie. Il ne parle pas seulement d’une invasion extraterrestre, mais d’un glissement insidieux vers une société déshumanisée, où le conformisme devient la norme, et où l’individu, privé de sa voix, de son regard, de sa mémoire, finit par disparaître.

MA Note : A

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