DJANGO UNCHAINED (2013)

À chaque sortie d’un film de Quentin Tarantino, on se surprend à entrer en salle avec l’appréhension amusée de celui qui s’apprête à regarder un funambule : tiendra-t-il sur son fil ou finira-t-il par choir après tant de prouesses ? Les sceptiques seront une fois encore déçus : l’échec, s’il doit venir, attendra. Avec Django Unchained, Tarantino signe une œuvre à la fois familière et inattendue, un exercice virtuose qui, loin de s’essouffler, prouve que sa mécanique de cinéma est encore capable de fulgurances.

L’idée du projet remonte à longtemps, née de la passion ancienne du cinéaste pour le western spaghetti. Tarantino n’a jamais caché son admiration pour Sergio Leone et Sergio Corbucci, dont Django (1966) et Le Grand Silence nourrissent abondamment l’imaginaire du film. Mais là où Leone magnifiait le mythe de l’Ouest, Tarantino déplace le récit vers le Sud esclavagiste. Il baptise lui-même son œuvre un “Southern”, genre bâtard qui substitue aux plaines de l’Arizona les plantations du Mississippi, et au banditisme les chaînes de l’esclavage. Inspiré aussi par des films d’exploitation comme Mandingo (1975), qui osait montrer sans fard la brutalité du système esclavagiste, Tarantino revendique son geste comme un double hommage : au cinéma populaire qu’il adore et à une histoire américaine souvent passée sous silence. Contrairement à d’innombrables productions qui évoquent l’esclavage comme une simple toile de fond, Django Unchained s’y plonge frontalement, en exposant la cruauté nue et la perversion sociale de ce monde.

Le scénario, écrit avec l’enthousiasme habituel du cinéaste, est bâti comme une quête chevaleresque : Django, esclave affranchi, part libérer sa femme Broomhilda, prisonnière du richissime Calvin Candie. L’histoire reprend des archétypes classiques – vengeance, quête amoureuse, duel final – mais les détourne en permanence. La structure même du film, étirée sur près de trois heures, alterne longues plages dialoguées et déchaînements de violence, un va-et-vient qui constitue la griffe de Tarantino depuis Reservoir Dogs. La mise en scène exploite les codes du western spaghetti – zooms brutaux, gros plans sur les visages transpirants, musique surgissant avec emphase – tout en les hybridant avec des choix modernes, comme l’irruption de morceaux de rap au beau milieu de la chevauchée. Robert Richardson, chef opérateur fétiche de Oliver Stone, offre une photographie éclatante : la blancheur immaculée des colonnades de Candyland contraste avec les éclaboussures de sang, la neige souligne la silhouette noire de Django, et chaque décor paraît choisi pour exhaler une beauté empoisonnée. Les costumes conçus par Sharen Davis s’inscrivent dans la même logique, balançant entre fidélité historique et fantaisie pop – le fameux costume bleu éclatant de Django illustre à merveille cette volonté de faire de l’anachronisme un geste esthétique assumé.

Mais un tel dispositif ne fonctionnerait pas sans un casting à la hauteur. Tarantino a rassemblé ici une troupe d’exception. Christoph Waltz, découvert dans Inglourious Basterds (2009), reprend son art du dialogue vénéneux, mais du “bon” côté cette fois : en Dr. King Schultz, chasseur de primes allemand raffiné, il déploie une ironie civilisée et une morale fragile qui le rendent immédiatement fascinant. Jamie Foxx, qu’on avait déjà admiré dans Ray (2004), prête à Django une intensité contenue : son jeu, sobre et retenu, évite la caricature et donne au personnage une aura de héros tragique. Leur duo fonctionne à merveille, une sorte de Don Quichotte et Sancho Panza inversés, soudés par la quête et la vengeance. Samuel L. Jackson, vétéran des dialogues tarantinesques depuis Pulp Fiction (1994), signe un retour fracassant avec Stephen, esclave domestique dévoué à son maître au point d’en devenir monstrueux. Le personnage, effrayant de lucidité servile, constitue peut-être le rôle le plus glaçant de la carrière de Jackson : sous son masque de loyal régisseur, il cache une intelligence redoutable et une cruauté encore plus perverse que celle des maîtres. Mais la véritable révélation du film, son MVP, reste Leonardo DiCaprio. Longtemps suspecté d’en faire trop, de jouer avec un effort visible, il se dissimule ici derrière la barbe soignée et les dents cariées de Calvin Candie. Libéré de l’obsession de prouver sa grandeur, il s’autorise une prestation fluide, insidieuse, effrayante. Gentleman du Sud en façade, démon en vérité, Candie se révèle dans une anthologique “leçon de morphologie” qui laisse le spectateur pétrifié. Rarement DiCaprio aura été si convaincant dans le mal. À cette galerie de personnages principaux s’ajoute une multitude de trognes et de silhouettes dignes des meilleurs westerns spaghetti : Don Johnson en propriétaire raciste, James Remar en tueur patibulaire, et même Franco Nero, Django original, en caméo complice. Comme toujours chez Tarantino, ces apparitions secondaires participent à la texture du film, où chaque visage raconte déjà une histoire.

Le montage, signé Fred Raskin, maintient l’équilibre délicat entre digression bavarde et explosion de violence. Là où d’autres cinéastes couperaient, Tarantino allonge les dialogues jusqu’à la tension maximale, puis relâche tout dans un bain de sang cathartique. Cette mécanique peut dérouter par ses variations de rythme, mais elle crée une expérience unique : le spectateur oscille entre amusement, effroi et jubilation, constamment sur le qui-vive. La bande-son, comme toujours, fait partie intégrante de la mise en scène. Tarantino juxtapose morceaux d’Ennio Morricone (Il était une fois dans l’Ouest) et titres contemporains signés Rick Ross ou John Legend. L’anachronisme, loin d’être un défaut, devient une manière de signifier que ce passé n’est pas mort, qu’il résonne dans le présent. Chaque note, qu’elle surgisse d’un vinyle des années 70 ou d’une bande originale italienne oubliée, s’intègre au récit comme un commentaire, une réplique de plus au dialogue.

Ce qui confère à Django Unchained une place singulière dans la filmographie de Tarantino, c’est la densité politique de son propos. Si Inglourious Basterds revisitait déjà l’Histoire en offrant une revanche fantasmée aux victimes du nazisme, Django Unchained s’attaque à une plaie américaine encore vive : l’esclavage. Tarantino ne cherche pas la reconstitution académique, mais le choc. Là où tant de films se contentent de montrer l’esclavage comme une injustice abstraite, il l’expose comme une horreur quotidienne, une machine à déshumaniser. Les esclaves ne sont pas des figures lointaines : ce sont des hommes et des femmes humiliés, battus, vendus, arrachés. La violence du film, spectaculaire, outrancière, est aussi une manière de restituer la brutalité réelle de ce système. En même temps, l’histoire personnelle de Django et Broomhilda, qui convoque les échos d’une légende germanique, offre une dimension presque mythologique à ce récit de libération. On pourrait reprocher à Tarantino de transformer la tragédie de l’esclavage en un récit de vengeance héroïque, mais on ne peut nier la force cathartique de ce parti pris.

La réception critique et publique a confirmé l’audace du projet. Avec plus de 400 millions de dollars au box-office mondial, Django Unchained est devenu le plus grand succès commercial de Tarantino, et son scénario lui a valu l’Oscar du Meilleur scénario original, tandis que Christoph Waltz remportait une deuxième statuette pour son rôle. Les débats furent vifs, notamment autour de l’usage intensif de l’insulte raciale, qui a choqué certains commentateurs. Mais le film, par sa puissance visuelle et narrative, a su imposer une nouvelle forme de western révisionniste, inscrivant l’esclavage au cœur du genre.

Conclusion : Ainsi, Django Unchained se tient au carrefour de l’histoire du cinéma et de l’histoire américaine. Il est à la fois hommage aux westerns spaghetti, prolongement de l’univers tarantinesque et geste politique radical. On en sort galvanisé, secoué, prêt à réécouter la bande originale en boucle, avec ce sentiment rare qu’un cinéaste nous a offert à la fois un grand spectacle et une réflexion sur nos mythes. Tarantino a encore une fois marché sur son fil sans trembler. Ooops, he did it again.

Ma Note : A

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Django Unchained se libére sur les écrans le 16 janvier 2013

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