À sa sortie, il est peu dire que Jackie Brown était un des films les plus attendus depuis bien longtemps, puisqu’il succédait au phénomène Pulp Fiction, non seulement Palme d’or à Cannes mais véritable révolution qui affecta durablement le paysage cinématographique américain. L’annonce de sa distribution, avec en vedette au côté du pilier Samuel L. Jackson (Do the Right Thing, Unbreakable), Pam Grier (Coffy, Foxy Brown) et Robert Forster (Medium Cool, Mulholland Drive), deux acteurs emblématiques mais largement oubliés du public depuis les années 70, marqua les esprits, d’autant que le légendaire Robert De Niro (Taxi Driver, Heat) rejoignait le projet dans un rôle secondaire ! Le tout formait une combinaison intrigante : Tarantino, auréolé de son statut de « wonder boy » du cinéma, osait tourner le dos à la facilité en confiant les rôles principaux à des figures écartées du star system, plutôt qu’à des vedettes bankables.
Après avoir ressuscité la carrière de John Travolta grâce à Pulp Fiction — il avait pour lui un passé de méga-star du box-office avec Grease et Saturday Night Fever mais vivotait alors dans des productions de seconde zone — Tarantino renouvelait ici le geste en donnant leur chance à des acteurs cultes, mais bien moins prestigieux aux yeux des financiers. À l’époque, si Pam Grier parvenait encore à décrocher sporadiquement quelques rôles, Robert Forster, jeune espoir jamais confirmé des années 60, s’était depuis longtemps égaré dans les séries Z et téléfilms fauchés. Il n’avait même plus d’agent, ce qui équivaut à Hollywood à une véritable mort professionnelle. L’acteur a raconté avoir rencontré Quentin Tarantino, tout auréolé de sa gloire « pulpienne », dans un café où ce dernier lui annonça vouloir lui confier un rôle dans son prochain film. Stupéfait, Forster découvrit à la lecture du script que le seul rôle qui lui correspondait était l’un des trois principaux, Max Cherry, et pensa qu’aucun studio n’accepterait de le voir porter un film si attendu. Pourtant, Tarantino tint parole et imposa son choix : dans ses films, disait-il, il choisissait qui bon lui semblait.
Ce geste éclaire le processus de développement du projet. Contrairement à ses deux précédents films, Jackie Brown est d’abord une adaptation : celle de Punch Créole (titre original : Rum Punch) du romancier Elmore Leonard, maître du polar sec et ironique. Tarantino respecta scrupuleusement l’univers de Leonard, mais y apporta quelques modifications notables : Jackie Brown est blanche dans le roman et se nomme Jackie Burke, il déplace l’intrigue de Miami à Los Angeles (sa ville de prédilection), et surtout, il infuse à l’histoire son goût pour la culture populaire et pour les BO qui transcendent la narration. Ainsi, l’univers de Leonard, souvent aride et réaliste, se teinte chez Tarantino d’une mélancolie musicale et d’un hommage vibrant à la blaxploitation des années 70.
Dès l’ouverture on est saisi par le long travelling qui suit Pam Grier, statuesque, dans les couloirs de l’aéroport de Los Angeles, sur les pulsations du Across 110th Street de Bobby Womack. C’ est à la fois une déclaration d’intentions et un acte de révérence. Le titre s’affiche en plein écran, en jaune, comme celui de Pulp Fiction, mais avec une police directement issue de l’imaginaire blaxploitation. Ce plan seul condense la démarche de Tarantino : une caméra fluide, une héroïne réhabilitée, une musique choisie avec soin pour signifier le ton du film, et une esthétique qui mélange la citation et l’affirmation personnelle. Si certaines séquences semblent familières du style de ses œuvres précédentes — la vidéo des « Chicks with Guns » ou les scènes avec Beaumont (interprété par un jubilatoire Chris Tucker) — on comprend vite que Tarantino ne cherche pas à reproduire son chef-d’œuvre. Jackie Brown n’a ni la structure éclatée ni l’énergie constamment électrique de Pulp Fiction. Le film prend le temps d’installer ses personnages, de laisser se déployer des silences, de s’attarder sur des regards. Là où ses premiers films saturaient de références explicites à la culture de vidéoclub (kung-fu, polar hongkongais, western spaghetti), Jackie Brown adopte un rythme plus posé, presque contemplatif, qui surprit certains spectateurs en 1997 mais qui lui confère aujourd’hui une profondeur singulière dans la filmographie de Tarantino.

Visuellement, le film s’éloigne également du style de ses débuts. La photographie ambrée du directeur de la photographie Guillermo Navarro (Cronos, Pan’s Labyrinth), proche collaborateur de Guillermo Del Toro, apporte une chaleur, une douceur lumineuse qui contraste avec la lumière dure et contrastée d’Andrzej Sekula sur Reservoir Dogs et Pulp Fiction. Tarantino reprend certes certaines de ses techniques fétiches, comme les longs plans séquences suivant ses personnages, mais il les emploie avec davantage de retenue. Sa mise en scène se fait plus discrète, au service d’une ambiance presque feutrée, ponctuée de soudaines éclats de violence — comme pour rappeler que le danger rôde toujours dans cet univers. Le montage, signé Sally Menke, sa fidèle collaboratrice, épouse ce tempo : moins syncopé, plus linéaire, il privilégie la clarté de l’intrigue et l’attention aux nuances émotionnelles des personnages. Les choix de Menke donnent aux séquences de tension — notamment l’échange final dans le centre commercial — une fluidité dramatique exemplaire, qui rend l’action d’autant plus captivante qu’elle surgit d’un contexte calme.
Ce qui distingue avant tout Jackie Brown, c’est sa maturité. Le film repose sur une relation « adulte », l’histoire d’amour naissante entre deux personnages d’âge mûr, Max Cherry et Jackie Brown, qui n’attendent plus grand-chose de la vie. Ces dialogues comptent parmi les plus subtils et les plus tendres jamais écrits par Tarantino. Loin du bavardage cool et ironique qui caractérisait ses précédents films, il s’attarde sur la mélancolie, le renoncement, la fatigue d’existences cabossées. Tarantino prouve ici qu’il n’est pas seulement le « cinéphile de vidéoclubs » survolté que ses détracteurs aiment caricaturer, fasciné par la violence et les punchlines. Il se révèle aussi capable d’une grande délicatesse, d’une écoute véritable de ses personnages. Nul besoin de référence à des films de Kung-fu ou des westerns spaghettis de série Z pour faire exister des personnages auxquels on s’attache.
Mais c’est la relation « adulte », histoire d’amour naissante entre deux personnes d’âge murs n’attendant plus rien de la vie, qui est au centre du film qui montre que Tarantino ne veut pas se laisser enfermer dans son propre univers et sa réputation de wonderboy « cool ». Avec ces dialogues entre Max Cherry et Jackie Brown, parmi les meilleurs qu’il ait écrit, il démontre qu’il n’est pas (que) le cinéphile de vidéos clubs surexcité , fasciné par la violence que ses détracteurs se plaisent à décrire.
Même Ordell Robie, incarné par Samuel L. Jackson, échappe aux clichés. Avec son look Kangol et sa tresse orientalisante, il pourrait n’être qu’un archétype de gangster pulpien. Mais Jackson le rend infiniment plus complexe : un criminel affable, manipulateur, capable de séduire autant que d’inspirer la terreur, dont les motivations apparaissent limpides et cohérentes. Ce n’est pas un « méchant » de cinéma, mais un individu dangereux, crédible, effrayant précisément parce qu’il semble réel. À ses côtés, Robert De Niro livre une prestation étonnamment minimaliste en Louis Gara, ancien détenu brisé par les années de prison, souvent avachi, hagard, semblant presque absent… jusqu’à ce que son imprévisibilité éclate dans un geste brutal et choquant. Le rôle, mineur en apparence, devient une variation subtile sur les figures criminelles que De Niro avait multipliées dans les années 70-80, mais cette fois réduites à une épave d’humanité. C’est une de mes performances favorites du grand Bob.
Pam Grier, quant à elle, transcende son image d’icône blaxploitation. Derrière son allure forte et son intelligence rusée, elle laisse affleurer des craquelures, une peur sourde : celle de voir sa vie, déjà marquée par l’échec et la marginalisation, s’écrouler une fois de plus. Son interprétation confère au film une émotion rare, et explique pourquoi Jackie Brown reste pour beaucoup une œuvre profondément attachante. En miroir, Robert Forster incarne Max Cherry avec une sobriété magnifique. Son personnage, las, usé par la routine, retrouve une étincelle grâce à Jackie. Forster ne force jamais son jeu : il joue la retenue, la douceur, la patience. Cette performance valut à l’acteur une nomination à l’Oscar, signe de la justesse du choix de Tarantino.
Le reste du casting n’est pas en reste : Michael Keaton (Batman, Birdman) campe avec efficacité l’agent Ray Nicolette, un personnage qu’il reprendra d’ailleurs dans Hors d’atteinte de Steven Soderbergh — créant ainsi un « univers partagé » entre les deux adaptations d’Elmore Leonard. Bridget Fonda (Single White Female, A Simple Plan) incarne avec subtilité une « California girl » délavée, paresseuse, opportuniste, à la fois agaçante et pitoyable. Dommage que l’actrice n’ait pas retrouvé, par la suite, de rôles à la hauteur de ce qu’elle démontre ici.
La bande originale, comme toujours chez Tarantino, joue un rôle essentiel. Ici, pas de rock surf déjanté ou de funk explosif, mais une sélection soul et R’n’B qui confère au film une atmosphère feutrée et mélancolique. Bobby Womack, The Delfonics, Randy Crawford : autant de morceaux qui inscrivent le film dans une temporalité particulière, à la fois nostalgique et intemporelle. La musique ne se contente pas d’illustrer : elle dialogue avec les personnages, reflète leurs émotions, comme dans la scène où Max Cherry écoute Didn’t I Blow Your Mind This Time des Delfonics dans sa voiture, un moment de pure grâce narrative.
Au sein du genre, Jackie Brown occupe une place singulière. Ni polar classique, ni film d’action pur, ni même simple pastiche de blaxploitation, il se situe à la croisée des chemins : hommage respectueux, réinvention personnelle, drame intimiste, film de braquage retors. C’est un film de transition dans l’œuvre de Tarantino, qui lui permit de prouver qu’il pouvait s’affranchir de l’étiquette de jeune prodige hyperactif pour aborder des registres plus nuancés. Aujourd’hui encore, il reste son film le moins « culte » aux yeux du grand public, mais peut-être le plus touchant pour ceux qui y voient la démonstration que Tarantino sait aussi filmer l’usure du temps, la peur de vieillir, la difficulté de croire encore à une seconde chance.
Conclusion : Jackie Brown reste le « mal aimé » de la filmographie du génie de Knoxville. Pourtant, à mes yeux, il s’agit d’une de ses œuvres les plus abouties, les plus émouvantes, et sans doute la plus « adulte ». Après 2h34 passées en compagnie de Pam Grier et Robert Forster, on ressent un véritable pincement au cœur en les quittant, comme si l’on avait partagé un instant de vie trop rare, fragile, précieux.

Vive le cinéma !! Et maintenant Django Unchained !! Vive Tarantino !
à bientôt sur mon blog :
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