SICARIO (2015)

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Après un duo marquant avec Jake Gyllenhaal (Prisoners, Enemy), le Québécois Denis Villeneuve plonge un trio d’acteurs trois étoiles dans les arcanes et les ambiguïtés de la guerre contre les cartels mexicains. À nouveau éclairé par le grand Roger Deakins (Skyfall, No Country for Old Men), Sicario peut-il rivaliser avec les classiques du genre ?

Villeneuve construit son film autour de grandes séquences où la tension monte progressivement jusqu’à une explosion de violence sèche, frappant par rafales. Il alterne ces moments de pure tension avec un réalisme brut, capturant la vie quotidienne des habitants pris dans cette guerre impitoyable. Si l’authenticité est une de ses préoccupations – il expose avec minutie les rouages d’une opération clandestine – Sicario conserve néanmoins une dimension quasi-fantasmagorique. Ce caractère est renforcé par l’utilisation magistrale de la lumière et des compositions en scope de Roger Deakins, qui filment souvent la frontière américano-mexicaine comme un paysage extra-terrestre, avec ces plans aériens dignes d’un satellite scrutant une planète hostile.

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Kate Macer (Emily Blunt), Matt ( Josh Brolin) et Alejandro (Benicio Del Toro) dans les coulisses de la guerre à la drogue

Le cadre de cette frontière n’a rien d’anodin : elle symbolise la ligne, à la fois physique et morale, qui sépare le bien du mal. Une barrière que Kate Macer, héroïne du film, devra inexorablement franchir. Dès sa première incursion en territoire mexicain, dans une séquence hallucinante où Juarez est dépeinte comme une extension de l’enfer sur Terre, elle bascule dans un univers où les lois qu’elle est censée défendre ne s’appliquent plus. Ce basculement atteint son paroxysme dans une scène nocturne où Kate pénètre un tunnel utilisé par les narcos. Au bout du passage, elle fera face à la vraie nature de sa mission. Villeneuve et Deakins orchestrent ici l’un des meilleurs usages du combo vision nocturne / thermique vu au cinéma. Un procédé souvent agaçant dans les films d’action, mais qui, ici, accentue l’horreur et la perte totale de repères.

Le scénario, signé Taylor Sheridan, dont c’est l’un des premiers travaux remarqués, s’inscrit dans un registre de thriller politique tendu et implacable. Avec une écriture précise et épurée, il dépeint un monde où la morale n’a plus sa place, où la frontière entre bourreaux et victimes s’efface progressivement. On retrouve déjà ici les thématiques qui hanteront les futurs films qu’il écrira (Comancheria, Wind River), notamment cette fascination pour des personnages broyés par un système implacable et forcés d’agir dans l’ombre.

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Alejandro (Benicio Del Toro) le « consultant » en pleine consultation.

C’est à travers le regard de Kate Macer, incarnée par Emily Blunt, que le spectateur découvre cet univers. L’actrice, comme dans Edge of Tomorrow, trouve un parfait équilibre entre force et fragilité. Son personnage est une femme déterminée, mais en quête de sens. Déçue par l’inefficacité de son travail, elle accepte la proposition de Matt Graver, persuadée qu’elle pourra enfin frapper au cœur du problème. Mais ce qu’elle va découvrir lui fera perdre ses dernières illusions. La performance de Blunt est poignante : elle ne joue pas une héroïne invincible, mais une femme dépassée par l’ampleur du mal qu’elle affronte.

Josh Brolin, dont la stature à Hollywood ne cesse de croître, campe un agent gouvernemental manipulateur, cachant sous ses manières décontractées – tongs aux pieds en pleine réunion – un cynisme absolu. Il incarne à lui seul l’ambiguïté de la politique américaine dans la région. Mais c’est Benicio Del Toro qui vole la vedette. Quatorze ans après son Oscar pour Traffic, il revient à la guerre contre la drogue sous un autre angle. Son Alejandro, mystérieux « consultant » dont le passé de procureur est évoqué sans certitude, est un personnage fascinant. D’infimes variations dans son jeu lui permettent de passer d’une menace sourde à une bienveillance inattendue. Même une fois son véritable rôle révélé, il conserve une part de mystère. Del Toro, dont la présence physique s’est affirmée avec les années, habite littéralement le film et offre quelques-unes des scènes les plus marquantes.

Autour de ce trio, on retrouve une distribution secondaire impeccable : Daniel Kaluuya (Get Out) en équipier et conscience morale de Kate, Jeffrey Donovan (Burn Notice) en partenaire de Graver, Victor Garber (Alias) en procureur, et Jon Bernthal (Fury, The Walking Dead), qui marque les esprits dans une apparition brève mais intense.

L’ambiance sonore du film est un élément-clé de sa réussite. La bande-son anxiogène du regretté Jóhann Jóhannsson (Arrival, Mandy) enveloppe le spectateur dans une tension oppressante. Ses nappes sonores, accompagnées de percussions sourdes, évoquent un compte à rebours implacable. Le montage précis et nerveux accentue encore ce sentiment, rapprochant le style de Villeneuve de celui d’un Michael Mann, où la gestion du temps et de l’espace est essentielle à la dramaturgie.

Si Sicario brille par sa mise en scène, son scénario, bien que solide, reste plus prévisible. Le film expose avec efficacité les zones d’ombre de la guerre contre la drogue, mais son message – la guerre alimente ce qu’elle prétend combattre, la politique américaine est foncièrement amorale – reste relativement conventionnel. Ce manque de profondeur thématique l’empêche d’atteindre l’excellence absolue. En revanche, en tant qu’expérience sensorielle et thriller de haute voltige, Sicario impose Villeneuve comme un maître du genre.

Conclusion :Tendu comme un câble prêt à rompre, Sicario est un film où la violence explose comme un orage après une lente montée de tension. Denis Villeneuve orchestre un thriller brutal et hypnotique, porté par une mise en scène magistrale et un trio d’acteurs en état de grâce. Roger Deakins sublime le cadre de cette guerre sans fin, tandis que Benicio Del Toro s’impose comme l’âme damnée du film. Une plongée suffocante dans l’enfer des cartels et des manipulations politiques.

Ma Note : A-

Sicario de Denis Villeneuve (sortie le 07 /10/2015)

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