Les scènes d’ouverture de Paranoïa nous présentent le quotidien de l’héroïne Sawyer Valentini (Claire Foy découverte dans la série The Crown) une jeune femme récemment installée dans une ville indéterminée. Elle travaille comme analyste dans une banque, avec une approche minutieuse et sans fioritures de son travail, recueillant les éloges de son patron. Soderbergh présente cet échange entre Sawyer et son supérieur quelques minutes après le début du film et l’esthétique voyeuriste provoque un air mal à l’aise avant même que le patron ne fasse une avance inopportune à Sawyer qui doit réitérer son refus poli plusieurs fois. En regardant la scène, le spectateur ne sait pas jusqu’où le directeur ira dans ses avances et établit une empathie pour l’héroïne qui va s’intensifier au fur et à mesure du film. Cette scène d’apparence anodine introduit l’un des principaux thèmes de Paranoïa : les efforts des hommes pour prendre le pouvoir sur les femmes.
Soderbergh et ses scénaristes Jonathan Bernstein et James Greer (Kung Fu Daddy avec Jackie Chan!!) n’explicite le comportement en apparence fermé de Sawyer vis-à-vis des autres qu’après un rendez-vous catastrophique où elle finit par repousser violemment un homme rencontré via une application de rencontres et qu’elle avait pourtant ramené chez elle. C’est quand elle cherche de l’aide en ligne pour les victimes de harcèlement qu’on réalise qu’elle a quitté sa famille et sa ville natale pour échapper à un harceleur dont le visage la hante dans chaque homme qu’elle croise. Elle finit par consulter une psychologue bienveillante dans un établissement qu’elle trouve en ligne qui lui recommande quelques séances de thérapie. Mais après qu’elle ait rempli un formulaire d’apparence anodine elle se retrouve hospitalisée dans l’établissement, se voit retirer ses effets personnels, confinée dans une salle avec d’autres patients et forcée de prendre des médicaments psychotropes. Soderbergh plonge alors dans une atmosphère kafkaïenne qui renvoie à son second film (Kafka, 1991). Comme dans Effets secondaires il dénonce via la fiction une pratique, semble t-il réelle, d’établissements de santé privée qui internent par la ruse des patients pour profiter de l’argent de leur assurance.
Paranoïa suit alors les grandes figures des films se déroulant dans des institutions psychiatriques (Shock Corridor, Shutter Island,Vol au dessus d’un nid de Coucou), Sawyer se lie d’amitié avec un patient (Jay Pharoah un ancien du Saturday Night Live) qui lui apprend les règles de l’établissement et se confronte à une autre patiente vindicative incarnée par Juno Temple. A mesure que son séjour se prolonge, Soderbergh soulève la possibilité que son héroïne ait vraiment besoin de soins psychiatriques quand son attitude vis à vis des patients et des infirmiers devient de plus en plus erratique et violente. Elle prétend qu’un infirmier (Joshua Leonard vu dans Le projet Blair Witch) est le même homme qui l’avait harcelée à Boston. De Kafakaien, Soderbergh se fait Hitchcokien, générant le suspense sur le doute qui plane sur la santé mentale de Sawyer. L’intervention d’Amy Irving (Furie et qui collabore à nouveau avec Soderbergh dix-huit ans après Traffic) renvoie à Psychose et ses ruptures de ton. Paranoïa bascule alors, après un flash-back saisissant, dans le thriller horrifique certes rocambolesque mais très anxiogène. D’une part par la présence féroce de Claire Foy d’autant plus effective qu’elle ne fait jamais de son personnage une victime impuissante, d’autre part par les expérimentations de mise en scène de Soderbergh.
Comme souvent le metteur en scène de Contagion signe sa propre photographie (sous le pseudo de Peter Andrews) et monte lui-même le film (sous le pseudo de Mary Ann Bernard). La nouveauté vient qu’ici il ait tourné le film sur un iPhone 7 Plus dans un format inhabituel de 1.56: 1., plus large mais sensiblement plus étroit que les formats classiques, accentuant le sentiment de claustrophobie du film, d’autant que l’imagerie iPhone participe à la désorientation du spectateur : l’image du téléphone ne permet pas de tout à fait d’évaluer les distances entre les personnes et les objets, offrant au spectateur une représentation du doute qui étreint l’héroïne (Claire Foy) jamais sûre de ce en quoi elle peut avoir confiance. Cette technologie lui permet également d’expérimenter des angles extrêmes de prise de vue, impossibles avec des équipement plus lourds donnant au film un aspect à la fois sophistiqué et spontané. Ainsi dans une scène dans laquelle Sawyer est subrepticement droguée, il représente sa panique au moyen d’expositions doubles, voire multiples, qui montrent à la fois une planification et une réalisation libre. Il fait de Paranoïa un film expérimental dans son sens le plus large : prenant une histoire de simplicité apparentes , aux rebondissements rocambolesques mais familiers, qu’il utilise pour développer un style spontané (le film a été tourné en 10 jours) proche de celui de ses débuts et qui revigore son cinéma. La confrontation entre Sawyer et son harceleur, point culminant du film, tire le meilleur parti de cette contrainte de cadre se déroulant de surcroît dans une cellule capitonnée. L’héroïne prend le dessus en retournant contre son adversaire ses propres insécurités et obsessions. La mise en scène rend cette transformation classique des films de slasher en jeu de pouvoir personnel et intime. Emballé dans ce dispositif purement de genre, qui mêle thriller psychiatrique et psycho-killer Paranoia est une réflexion presque politique sur la dynamique nouvelle du pouvoir entre les hommes et les femmes qui émerge dans le sillage du mouvement Metoo.
Ma Note : B
Paranoia (Unsane) de Steven Soderbergh (sortie le 11/07/2018)