
Ce plan séquence d’ouverture à travers une maison de retraite , parsemé de signes religieux sur un standard des années 50 (In The still of the night) aboutissant sur un Robert De Niro infirme qui va être le narrateur de cette histoire semble annoncer un Goodfellas version du troisième âge. Il y a évidemment un peu de cela dans The Irishman fresque de trois heures trente qui réunit une dernière fois les figures légendaires du cinéma de Scorsese : De Niro donc , Joe Pesci (sorti de la retraite pour l’occasion) , Harvey Keitel auquel se joint pour la première fois chez le réalisateur une autre légende du genre le grand Al Pacino (qui retrouve De Niro pour la troisième fois onze après l’embarrassant La Loi et l’Ordre). Mais on peut dire qu’avec The Irishman (tiré comme Goodfellas et Casino, d’un livre sur des personnages et des événements réels, ici I Heard You Paint Houses -On me dit que tu repeins des maisons » de Charles Brandt en référence au code utilisé par les gangsters pour les assassinats sur commande) on a affaire à trois film en un. Sa première partie , qui décrit le parcours de Frank Sheeran (De Niro) petit criminel devenu exécuteur des basses-œuvres de la mafia de Philadelphie sous la protection d’un de ses chefs Russell Bufalino (Joe Pesci) qui l’a pris sous son aile, retrouve avec sa chronique des combines et traditions des petites mains de la pègre l’esprit du film de 1990. Sheeran y dépeint une galerie de portraits de criminels haut en couleurs (dont une incrustation à l’image rappelle à chaque introduction le sort souvent funeste) qui fait écho . Si le film n’a pas la même énergie baroque des précédentes œuvres de Scorsese – la bande-son est constituée de standards mais le rock y est absent, la narration de Sheeran est plus atone que celle de Henry Hill – Scorsese et sa monteuse Thelma Schoonmaker exercent leur magie du montage habituelle, combinant ces morceaux jazzy et la routine du tueur à gages avec un timing parfait. Le cœur de ce premier acte est la relation quasi-filiale qui s’établit entre le personnage incarné par Pesci (qui ne peut pas avoir d’enfants) et celui de De Niro. Joe Pesci tourne volontairement le dos aux psychopathes volatils qu’il incarnait dans Goodfellas et Casino, son Bufalino est un homme mesuré, civilisé et discret mais sans doute tout aussi impitoyable et encore plus terrifiant que Nicky Santoro ou Tommy DeVito . Lorsque il apparaît contrarié ou déçu, le danger devient palpable. Il faut évoquer à ce moment du film l’éléphant dans la pièce : les effets de rajeunissements numériques très très moyens alors qu’ils nous sont vendus comme la prochaine génération du processus de « deaging » (au niveau des techniques de SFX en tout cas il n’y a pour le coup pas photo entre les productions Marvel et Irishman). Dans ce contexte réaliste, ils gâchent en partie ce premiers tiers du film où les acteurs septuagénaires incarnent les personnages dans leur trentaine . Au delà de leur visage auquel la patine numérique donne l’aspect de mannequins de cire, c’est le décalage entre ses visages lisses et leur démarche qui trahit leur age véritable qui renforce la dissonance cognitive. Au point que je n’ai pu commencer à m’investir dans le film que quand l’effet s’estompait.

C’est quand Russell, son ange/démon gardien , propose à Frank une mission auprès du puissant syndicat des camionneurs et qu’il finit par devenir l’homme de confiance de son légendaire président Jimmy Hoffa (Al Pacino) que le film bascule dans son second mouvement qui décrit le conflit de loyauté que traverse Sheeran pris entre son amitié pour Hoffa et les exigences de la pègre avec pour toile de fond 20 ans de l’Histoire secrète de l’Amérique de l’élection à l’assassinat de JFK , de la Baie des cochons au Watergate (avec Sheeran en Forrest Gump du crime organisé) . Al Pacino , nouveau venu chez Scorsese domine cette partie dans ce rôle caviar de dirigeant syndical charismatique, au tempérament explosif dont le refus d’abandonner ou de négocier a contribué à son ascension au pouvoir et va le mener à sa perte. Le style exubérant et théâtral de Pacino , qui semble de plus s’amuser comme un jeune homme, convient tout à fait au personnage et le comédien s’y montre excellent. C’est aussi un grand plaisir de voir l’interaction entre les deux légendes cette fois amis après avoir été antagonistes dans Heat , la chaleur de la relation semble faire écho à l’amitié entre les deux acteurs. Le jeu de DeNiro est d’abord volontairement effacé, son personnage étant un simple ouvrier du crime toujours en retrait mais monte en puissance et il enchaîne, à mesure que son dilemme devient intenable, des scènes déchirantes où on retrouve le comédien qu’on croyait perdu. En effet pendant des années, Frank va être le canal qui maintient une paix fragile entre la pègre et Hoffa. Mais quand l’arrogance d’Hoffa lui fait dépasser certaines limites, c’est Frank qui est mandaté pour faire taire son ami une fois pour toutes…

Le dernier chapitre du film se concentre sur les derniers jours de Frank, seul après le décès de sa seconde épouse, qui voit son monde s’effacer lentement alors que les liens se sont distendus avec ses enfants. Il tente de renouer le dialogue en particulier avec sa fille Peggy, incarné adulte par Anna Paquin qui, très tôt a compris et rejeté le « métier » de son père et a coupé définitivement les ponts avec lui quand elle a réalisé son rôle dans la disparition de son «oncle» Jimmy Hoffa pour qui elle avait toujours eu un faible. C’est bien cet éloignement qui fait souffrir Sheeran plus que les remords des dizaines d’hommes qu’il a du abattre malgré les efforts d’un prêtre pour recueillir son repentir. Une séquence très juste du film où la jeune infirmière de Frank est incapable de reconnaître sur les photos qu’il lui montre Hoffa dont la disparition inexpliquée ne semble plus intéresser qu’une poignée d’agent fédéraux, montre la cruauté du temps qui fini par effacer les actes et les noms de gens autrefois si importants. De Niro s’y montre a son meilleur et on repense à l’épilogue tout aussi poignant d’Il etait une fois en Amérique de Sergio Leone.
Conclusion : Envoûtant malgré ses imperfections The Irishman film sinueux et ruminatif sert d’épilogue et de funérailles aux histoires et aux personnages de gangsters qui ont défini tout un pan de la carrière de Martin Scorsese.
Je me retrouve assez dans votre analyse descriptive de The Irishman. J’ai moi aussi été gêné par ces rajeunissement. Peut être que d’autres acteurs auraient pu faire l’affaire, comme c’est le cas pour Peggy dans le film (une mention pour la jeune fille qui joue ce rôle jeune.