
Il y a des franchises qui savent mourir avec panache, et d’autres qui s’éteignent dans un soupir fatigué. Avec The Conjuring: Last Rites, dernier opus annoncé de la saga principale initiée par James Wan (Saw, The Conjuring), le spectateur assiste davantage à une extinction progressive qu’à une flambée finale. Tout laissait pourtant penser que l’ultime enquête des Warren se prêterait à un adieu spectaculaire : une affaire médiatisée, un couple d’acteurs toujours charismatiques, et la promesse d’une clôture digne de ce nom pour un univers cinématographique qui a redéfini l’horreur mainstream au cours de la dernière décennie. Mais la réalité se révèle plus terne.
Dès l’annonce de la mise en scène confiée à Michael Chaves (The Curse of La Llorona, The Conjuring: The Devil Made Me Do It), une part du public nourrissait quelques inquiétudes. L’élève appliqué de Wan n’a jamais su se hisser au niveau du maître : là où Wan faisait naître la terreur d’un simple mouvement de caméra ou d’un silence prolongé, Chaves a tendance à cocher laborieusement toutes les cases d’un manuel de mise en scène horrifique. Il ne manque pas de savoir-faire technique : sa caméra virevoltante traverse les décors, ses cadres isolent habilement un personnage dans l’attente d’une irruption démoniaque, et il maîtrise l’art du crescendo final qui transforme la peur en quasi-séquence d’action. Mais son cinéma manque de souffle. Ce qui chez Wan relevait de la virtuosité naturelle ressemble ici à un exercice de style consciencieux, privé d’énergie et d’inventivité. Le plus frustrant c’est que Chaves le moins doué de tous les réalisateurs des spin-of de Conjuring se soit vu confier les films de la franchise principale. John R. Leonetti (Annabelle), David F. Sandberg (Annabelle: Creation), Gary Dauberman (Annabelle Comes Home), Corin Hardy (The Nun) avaient tous plus de talent que ce dernier.
Le choix de l’affaire Smurl, censée clore le cycle, mérite qu’on s’y arrête. Cette famille de Pennsylvanie aurait, dans les années 80, subi pendant plus d’une décennie l’assaut d’entités démoniaques. Dans la mémoire collective, l’affaire est perçue comme l’une des plus controversées, accusée de sensationnalisme et de supercherie. Le film choisit d’en tirer une trame partiellement fidèle mais fortement romancée, ce qui ne pose pas en soi problème mais encore aurait-il fallu que cette surenchère débouche sur un spectacle plus maîtrisé.
La partie Smurl, paradoxalement traitée en marge, constitue pourtant le cœur le plus vivant du film. Chaves filme la grande tablée, les disputes, le chaos domestique avec un sens du détail qui rappelle le cinéma américain des années 80 : un cadre grouillant de personnages, des dialogues qui se chevauchent, une impression de vitalité. Chaque membre de la famille bénéficie d’un contour reconnaissable, même si certains ne servent finalement qu’à meubler l’espace ou à se faire brutaliser par l’entité — la pauvre grand-mère Smurl disparaît si vite que sa chute dans l’escalier semble moins tragique que fonctionnelle. Ce contraste entre le tumulte des Smurl et la réserve des Warren aurait pu produire une dynamique féconde. Mais le récit choisit de garder les deux clans à distance jusqu’au dernier acte comme si deux films parallèles s’étaient soudain télescopés sans réelle intégration.
Et quel climax ! La grande idée réside dans ce miroir possédé, objet maléfique qui finit par entraîner les protagonistes dans une lutte physique interminable. On vante un affrontement censé incarner la conclusion de toute une mythologie, mais ce que l’on voit relève plutôt d’une baston surréaliste contre un meuble de salle à manger hypertrophié. La symbolique est lourde, les effets numériques envahissants, et la tension rapidement émoussée. Le spectateur, au lieu d’éprouver une terreur viscérale, assiste à une surenchère visuelle trop mécanique pour convaincre.
Le film se veut aussi le récit de la fracture interne des Warren, de ce moment où leur vie conjugale et spirituelle se fissure au point de les conduire à la retraite. Or cette promesse dramatique reste lettre morte. Vera Farmiga (Bates Motel, The Conjuring) et Patrick Wilson (Insidious, Watchmen) demeurent irréprochables : leur alchimie, leur gravité mesurée, leur capacité à habiter des dialogues parfois indigestes continuent de conférer à la franchise son aura. Mais leur trajectoire manque de netteté. On nous annonce une rupture, et ce que l’on voit se réduit à une série de disputes familiales, filmées avec une insistance mélodramatique, qui paraissent davantage des prétextes à écarter les deux vedettes du premier plan qu’une véritable exploration de leur crise.
Car le cœur caché du film, on l’aura compris, se nomme Judy. La fille du couple, incarnée par Mia Tomlinson (The Beast Must Die, One Day), occupe désormais le centre émotionnel du récit. Son interprétation, d’une sincérité touchante, rend compte du conflit intérieur d’une jeune femme tiraillée entre loyauté filiale et désir d’indépendance. Mais cette réorientation narrative, si elle enrichit le portrait de Judy, affaiblit la dramaturgie globale. Les Warren, piliers de la saga, se trouvent relégués sur la touche, comme si le film préparait une relève générationnelle plutôt qu’une conclusion. Le spectateur se retrouve face à un paradoxe : applaudir la prestation de Tomlinson tout en regrettant que cette dernière enquête d’Ed et Lorraine devienne prétexte à un possible spin-off centré sur Judy et son compagnon Tony. Ce dernier, campé par Ben Hardy (Bohemian Rhapsody, X-Men: Apocalypse), apporte un contrepoint attachant, plus candide et vulnérable, mais l’impression persiste d’assister au pilote d’une série dérivée plutôt qu’à la fin d’un cycle.
La mise en scène, quant à elle, traduit cette hésitation permanente. Chaves ne manque pas de rigueur : il soigne les cadres, ose des apparitions fugaces presque subliminales, exploite la plasticité des corps contorsionnés avec un sens certain du grotesque. Mais il lui manque cette étincelle de virtuosité qui faisait la marque de Wan, cette capacité à transformer un détail banal en événement cinématographique. Le montage accentue encore ce sentiment de laborieux : trop étiré, ponctué de scènes dramatiques qui freinent l’élan, il donne au film une durée excessive que rien ne justifie vraiment. Là où Wan composait des crescendos fluides, Chaves juxtapose des morceaux sans toujours parvenir à les harmoniser.
Sur le plan artistique, le film perpétue l’esthétique sombre et gothique de la saga : couleurs désaturées, décors victoriens, iconographie religieuse omniprésente. L’ensemble est cohérent mais peu surprenant, comme figé dans une imagerie que la franchise recycle depuis plus d’une décennie. La bande-son, en revanche, conserve une efficacité certaine. Plus problématique demeure le rapport du film à son matériau. On évoque un démon attiré par Judy pour des raisons obscures — sa naissance compliquée ? le lien avec le propriétaire du miroir ? — mais ces pistes sont effleurées sans jamais être développées. Même le motif des pendaisons, récurrent dans le récit, semble surgir davantage d’un hasard d’écriture que d’une volonté thématique. Ce flou narratif fragilise l’ensemble et accentue l’impression d’un film plus préoccupé par l’installation d’une suite que par la clôture d’un cycle.
Placé dans l’histoire de la franchise, Last Rites témoigne de la difficulté d’un univers cinématographique à durer sans son créateur originel. Depuis le départ de Wan vers d’autres horizons, la saga n’a cessé de décliner : The Devil Made Me Do It marquait déjà une chute sensible de tension et d’inspiration, et ce dernier opus confirme la tendance. Ni désastreux ni brillant, il appartient à cette catégorie des films corrects mais oubliables, regardables pour les amateurs fidèles mais dépourvus d’ampleur mémorable. Il se situe ainsi à la frontière : trop soigné pour être un échec, trop tiède pour devenir un classique.
La franchise principale se clôt sur un pétard mouillé, mais l’univers Conjuring continuera sans doute de s’étendre via spin-offs et dérivés. Judy et Tony apparaissent ici comme les héritiers naturels, au risque de diluer encore l’identité d’une saga née de la relation unique entre Ed et Lorraine. Quant à Farmiga et Wilson, leur investissement semble toucher à sa fin : difficile d’imaginer qu’ils reprendront leurs rôles autrement qu’en caméos ponctuels. Leur départ marquera une étape symbolique, car c’est leur duo qui donnait au cinéma de Wan son humanité au milieu des démons.
Conclusion : The Conjuring: Last Rites s’impose comme une conclusion paradoxale : à la fois trop ambitieuse et pas assez audacieuse, trop longue et pas assez dense, trop focalisée sur l’avenir et pas assez respectueuse de l’adieu qu’elle prétend offrir. On ne saurait nier quelques réussites ponctuelles — une interprétation solide, des scènes de tension réussies, une esthétique homogène — mais le sentiment dominant demeure celui d’un rendez-vous manqué. Pour une franchise qui avait commencé dans la maîtrise et l’inspiration, finir ainsi, face à un miroir belliqueux, relève moins du grand final que du soupir résigné. Un dernier rite qui ressemble à une messe bâclée, et qui laisse son spectateur partagé entre nostalgie des débuts et crainte d’un avenir trop opportuniste.