COLLATERAL (2004)

En 2004, Michael Mann (Heat, The Insider) sort Collateral, un film qui, près de vingt ans plus tard, reste l’une des œuvres les plus marquantes du thriller contemporain. C’est un film nocturne, urbain, dense, à la fois classique dans ses thèmes et audacieux dans sa forme. Ce qui frappe immédiatement, c’est l’impression que tout y a été pensé pour raconter non seulement l’histoire d’un chauffeur de taxi ordinaire et d’un tueur à gages implacable, mais aussi celle d’une ville, Los Angeles, qui devient presque le protagoniste secret. L’idée initiale de Collateral vient d’un adolescent australien, Stuart Beattie (Pirates of the Caribbean: The Curse of the Black Pearl, 30 Days of Night), futur scénariste du projet. Alors qu’il prend un taxi à Sydney, il imagine, comme un éclair de fiction, ce qui se passerait si le client assis derrière lui était un tueur en pleine mission. De cette intuition est née une première version du script, bien différente de celle qu’on connaît aujourd’hui. Dans son scénario d’origine, il y avait une policière afro-américaine, une petite amie bibliothécaire et des arcs secondaires romantiques. Tout cela disparaîtra au fil des révisions, jusqu’à ce qu’il ne reste que l’essentiel : un chauffeur, un passager, une nuit, une ville. Un dispositif minimaliste mais redoutablement efficace. Le script circule, atterrit chez des producteurs, passe par plusieurs mains, intéresse divers réalisateurs. Des noms comme Mimi Leder (Deep Impact, On the Basis of Sex), Janusz Kamiński (Schindler’s List, Saving Private Ryan) ou même Fernando Meirelles (City of God, The Constant Gardener) sont évoqués. À un moment, Russell Crowe (Gladiator, L.A. Confidential) fut pressenti pour incarner le tueur, Adam Sandler (Punch-Drunk Love, Uncut Gems) pour le chauffeur. Mais c’est finalement Michael Mann qui s’empare du projet, Tom Cruise accepte de jouer Vincent, et Jamie Foxx (Ray, Django Unchained) devient Max. Cette combinaison allait faire entrer Collateral dans la catégorie des classiques.

Michael Mann, à ce moment de sa carrière, est déjà un cinéaste reconnu pour son obsession du détail et son goût des polars urbains. Heat est encore dans toutes les mémoires, fresque monumentale sur les criminels et les policiers de Los Angeles. Avec Collateral, il resserre la focale, réduit l’espace et le temps à une seule nuit, à deux personnages principaux. Mais cette contrainte devient force. Le film ressemble à une variation, une étude de style : moins de grandeur épique, plus de concentration dramatique. Ce qui ne change pas, c’est le regard du cinéaste. Comme dans Thief ou Manhunter, Mann filme les professionnels du crime avec un mélange d’admiration pour leur précision et de lucidité sur leur nihilisme. Le film dialogue avec l’histoire du cinéma noir. Les codes sont tous là : la ville nocturne, l’anti-héros, l’ambiguïté morale, les reflets, les destins qui s’entrecroisent. Mais Mann ne se contente pas d’imiter, il actualise. Collateral est un néo-noir technologique. À l’époque, il est l’un des premiers grands films hollywoodiens à être tourné en vidéo numérique haute définition, grâce à la caméra Viper FilmStream qui permet de capturer les nuits de Los Angeles avec une sensibilité inédite, en profitant de la lumière disponible – phares, réverbères, néons – plutôt que d’énormes dispositifs artificiels. La ville semble vibrer d’elle-même, devenir organisme vivant. Cette texture granuleuse, parfois presque sale, confère au film une identité visuelle unique, plus proche du documentaire que du cinéma policé de studio. L’usage du numérique n’est pas seulement un choix technique, c’est une déclaration esthétique. Mann cherche à montrer une ville telle qu’elle est, avec ses imperfections, ses lumières éparpillées comme des constellations, ses autoroutes désertes, ses quartiers qui se succèdent sans fin. Là où un polar classique aurait stylisé la nuit en noir profond et contrastes nets, Collateral nous plonge dans une grisaille électrique, des lumières bleues, orangées, des reflets tremblants. Ce réalisme sensoriel contribue à la tension. On se sent réellement dans le taxi, embarqué avec Max, pris en otage par Vincent.

Le récit, lui, progresse comme une partition en crescendo. Au départ, Max est un chauffeur de taxi banal, un homme avec des rêves modestes : il imagine un jour ouvrir sa propre compagnie de limousines. Vincent, en costume gris impeccable, monte dans sa voiture comme un client un peu étrange, au discours élégant mais distant. Le spectateur pressent que quelque chose cloche, et l’on découvre vite que ce passager est un tueur chargé d’éliminer plusieurs témoins avant un procès. Le film devient alors une succession d’étapes, chaque arrêt une nouvelle épreuve, chaque trajet une conversation sur le sens de la vie, la morale, le hasard. Mann prend son temps, ménage de longs dialogues, filme les regards, les silences. L’action est présente, mais elle jaillit par éclats violents au milieu de ce calme tendu. Cette alternance de lenteur contemplative et de brutalité soudaine est l’une des signatures du cinéaste. Le jeu des acteurs est évidemment crucial pour maintenir cette tension. Tom Cruise, en Vincent, offre une composition surprenante dans sa carrière. Lui qu’on associe souvent à des héros positifs ou à des aventuriers intrépides, se glisse ici dans la peau d’un tueur méthodique, glacé, mais doté d’une intelligence et d’un charisme indéniables. Ses cheveux poivre et sel, son costume strict, son regard dur : tout en lui respire la maîtrise et la menace. Mais Cruise évite la caricature. Vincent a des fissures, des contradictions. Il est capable de conversations philosophiques, de montrer une certaine empathie ironique pour Max, tout en restant impitoyable. C’est un méchant qui fascine parce qu’il est crédible, humain dans son cynisme. Face à lui, Jamie Foxx compose un Max touchant, d’une grande subtilité. Chauffeur de taxi depuis douze ans, il se rêve entrepreneur mais reste prisonnier de sa routine. La rencontre avec Vincent agit comme un électrochoc. Foxx joue cette transformation avec une justesse admirable : au départ timide, prudent, il gagne peu à peu en courage, jusqu’à défier son passager et prendre des risques insensés. Le film devient ainsi aussi l’histoire de son émancipation. Foxx parvient à rendre palpable cette évolution sans jamais tomber dans l’excès dramatique. Il incarne l’homme ordinaire confronté à l’extraordinaire, et c’est à travers lui que le spectateur vit l’expérience. Les seconds rôles complètent ce duo sans le parasiter. Jada Pinkett Smith (Set It Off, The Matrix Reloaded), en avocate rencontrée par Max, symbolise la vie ordinaire qu’il pourrait avoir, une porte ouverte vers autre chose. Mark Ruffalo (Zodiac, Spotlight), en policier obstiné, incarne l’autre face de la loi, celle qui tente de stopper Vincent mais arrive toujours un peu trop tard. Et Javier Bardem (No Country for Old Men, Skyfall), en commanditaire inquiétant, ajoute une touche de menace lointaine, rappelant que le tueur n’agit pas pour lui-même mais pour une machine criminelle plus vaste.

Tout cela s’inscrit dans une esthétique artistique très cohérente. Le costume gris de Vincent, choisi avec soin, fait de lui un fantôme urbain, presque invisible dans les rues de nuit. Max, lui, porte des vêtements simples, fonctionnels, soulignant sa normalité. Les décors sont concrets : aéroports, clubs bondés, motels, immeubles de bureaux. Rien n’est artificiel, tout respire la réalité. Mann a toujours insisté sur l’authenticité des lieux et des accessoires, et cela se voit. Même les armes, les bruits de fusillade, le moteur du taxi sont enregistrés et restitués avec un soin obsessionnel. Le montage contribue puissamment à la dramaturgie. Lenteur au départ, accélérations lors des scènes d’action, respiration dans les dialogues. Mann et son monteur savent jouer des silences et des transitions. On ne se perd jamais géographiquement : chaque trajet est lisible, chaque fusillade claire. À l’époque, où beaucoup de films d’action multipliaient les coupes frénétiques, Collateral se distingue par sa lisibilité. On sent que chaque plan est pensé pour faire ressentir la tension, non pour désorienter.

La bande-son, quant à elle, ajoute une dimension supplémentaire. Le score de James Newton Howard (The Sixth Sense, The Dark Knight), enrichi de morceaux variés – jazz, latino, électronique, rock – n’accompagne pas seulement les images, il peint la ville. Un club latino s’illumine avec ses rythmes, une boîte de nuit pulse sur de l’électro, un moment de solitude s’imprègne d’un thème plus mélancolique. Le choix des morceaux est toujours signifiant. L’un des sommets est cette scène où Vincent exécute deux hommes en quelques secondes, dans une froideur clinique, pendant que la musique continue, indifférente. Le contraste glace le sang. Mais si Collateral est un film d’action, il est aussi une réflexion sur la morale, le destin et la condition urbaine. Vincent est persuadé que la vie n’a pas de valeur, que les hommes sont des points insignifiants dans une ville immense. Max, au contraire, croit encore aux rêves, même modestes. La confrontation entre ces deux visions nourrit tout le film. À travers ce duel, Mann interroge la fatalité : que peut faire un homme ordinaire face à un professionnel de la mort ? Peut-il résister, trouver la force de s’affirmer ? Max y parvient, mais de justesse, et au prix d’une nuit cauchemardesque.

Le film a marqué parce qu’il parvient à être à la fois spectaculaire et introspectif. Il n’oppose pas le divertissement et la profondeur. Chaque fusillade, chaque course-poursuite, chaque échange entre Max et Vincent est une pièce du puzzle. On en ressort troublé, fasciné, avec des images qui restent en tête : un coyote traversant la route sous les yeux du taxi, Vincent solitaire dans le métro, les lumières de Los Angeles vues du ciel. Ces images disent autant que les dialogues. Aujourd’hui, Collateral est reconnu comme l’un des sommets du thriller. Il occupe une place charnière entre deux époques du cinéma : celle de la pellicule et celle du numérique, celle des polars classiques et celle des thrillers modernes plus réalistes. Beaucoup de films ultérieurs ont tenté de capter la même atmosphère nocturne – on pense à Drive de Nicolas Winding Refn ou à certains polars coréens – mais rares sont ceux qui atteignent cette densité. Mann a su capter la texture de la nuit, cette matière fragile et insaisissable, pour en faire la substance même de son film.

Conclusion : Collateral est bien plus qu’un film d’action. C’est une méditation sur le hasard, sur la valeur d’une vie, sur la solitude des grandes villes. Grâce à la précision de Michael Mann, au charisme de Tom Cruise, à la sincérité de Jamie Foxx et à l’inventivité d’un scénario simple mais puissant de Stuart Beattie, il reste un film incontournable, un classique moderne.

Ma Note : A

Un commentaire

  1. Excellent article qui fait scintiller à nouveau toute la qualité de ce chef d’œuvre signé Mann.
    En le revoyant, on se dit qu’il est bien dommage que Mann et Cruise n’aient pas récidivé.

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