David O. Russell, cinéaste des passions contrariées et des trajectoires accidentées, signe avec American Hustle une œuvre à la fois baroque et sensuelle, où l’énergie des corps et la flamboyance des décors comptent davantage que la mécanique de l’arnaque qui en constitue la toile de fond. Loin de la simple reconstitution de l’affaire Abscam — cette opération de l’agent du FBI Anthony Amoroso qui, à la fin des années 70, piégea des politiciens corrompus à l’aide de faux intermédiaires se faisant passer pour des hommes d’affaires arabes — le film privilégie la fable sentimentale et l’exploration des masques que chacun choisit de porter. Russell, qui aime plus que tout confronter ses personnages à leurs contradictions, retrouve ici les interprètes qui ont donné son intensité à ses deux précédents films : Christian Bale et Amy Adams (tous deux dans The Fighter), Bradley Cooper et Jennifer Lawrence (Silver Linings Playbook). La réunion de ce quatuor agit comme une force centrifuge qui propulse le récit, chaque comédien devenant le noyau d’une énergie dramatique que le cinéaste organise comme un chef d’orchestre plus attentif aux harmonies qu’à la stricte partition.
L’histoire met en scène Irving Rosenfeld (Christian Bale), escroc bedonnant au cœur tendre, affublé d’une moumoute absurde et de costumes trop voyants, qui trouve dans Sydney Prosser (Amy Adams), jeune femme aussi séduisante que rusée, une partenaire de jeu et d’arnaque mais surtout, pour la première fois de sa vie, une véritable histoire d’amour. Leur duo, construit sur la complicité et la tromperie, est rapidement acculé à collaborer avec l’agent du FBI Richie DiMaso (Bradley Cooper), homme ambitieux, fébrile et excessif, dont les rêves de grandeur menacent à tout instant de dérailler. L’intrigue se complique encore avec Rosalyn (Jennifer Lawrence), épouse volcanique et fantasque d’Irving, figure de chaos domestique qui, par jalousie, met en péril l’équilibre fragile des plans. Comme toujours chez Russell, le drame extérieur — ici la grande machination judiciaire — n’est qu’un miroir pour les drames intérieurs, les pulsions, les élans contradictoires, les failles d’identité. Le cœur du film n’est pas tant l’opération Abscam que l’impossible équilibre entre l’amour, l’illusion et la survie.
Il faut rappeler que le scénario d’American Hustle naquit d’abord sous le titre American Bullshit, écrit par Eric Warren Singer, qui s’inspira de récits liés à l’enquête Abscam. Ce script figura sur la célèbre « Black List » de 2010, avant que Columbia Pictures n’en acquière les droits et que Russell, séduit, ne s’en empare pour le remodeler entièrement. Là où Singer privilégiait l’aspect policier, Russell choisit de déplacer l’axe vers le roman humain, ajoutant de nouvelles dimensions psychologiques, et surtout une latitude considérable laissée au jeu des acteurs. Cette généalogie explique à la fois la richesse et la fragilité du film : la trame policière est présente, mais comme un canevas souple sur lequel viennent s’improviser variations, digressions, fulgurances.
Stylistiquement, Russell revendique un héritage scorsesien évident. La caméra mobile, les plans séquences tourbillonnants, l’usage de la voix off et les ruptures de temporalité évoquent directement Goodfellas ou Casino. Mais là où Scorsese visait la fresque criminelle à grande échelle, Russell transpose cette grammaire à une étude plus intimiste, presque domestique, rappelant parfois l’approche de John Cassavetes (A Woman Under the Influence), où le désordre des sentiments prime sur l’ordre narratif. On pense aussi à Sidney Lumet, dont le cinéma n’a cessé d’interroger les zones grises du pouvoir et de la corruption, mais Russell, lui, se détourne de la gravité judiciaire pour glisser vers une forme de jazz cinématographique : la musique d’American Hustle, qu’elle soit littérale ou figurée, est faite de motifs repris, détournés, improvisés, comme le morceau de Duke Ellington « Jeep’s Blues » qui scelle la complicité d’Irving et Sydney.
La réussite du film tient pour beaucoup à son exubérance visuelle. La direction artistique de Judy Becker recrée les années 70 avec une précision sensuelle : boiseries vernies, salons tapissés d’or, casinos saturés de néons, intérieurs où les bibelots criards côtoient le marbre prétentieux. Les costumes signés Michael Wilkinson font de chaque personnage une silhouette immédiatement lisible : Irving engoncé dans ses vestes rayées, Sydney magnifiée par des robes aux décolletés vertigineux qui deviennent une arme de persuasion, Rosalyn prisonnière de ses imprimés criards, Richie serré dans ses costumes qui semblent l’étouffer. Wilkinson a puisé dans la mode de l’époque — magazines comme GQ ou clichés de Helmut Newton — pour donner à chaque tissu une fonction psychologique, de sorte que la matière même des vêtements raconte l’histoire des personnages.
La mise en scène, captée par l’œil de Linus Sandgren, épouse ce déploiement visuel avec une fluidité presque organique. Russell, qui préfère tourner caméra en main dans des espaces éclairés à 360 degrés, encourage la mobilité permanente et la surprise. On assiste ainsi à une succession de plans où la caméra semble réagir aux corps, se déplaçant comme pour attraper une réplique ou un geste, privilégiant la sensation de vie à la rigidité de la composition. Cette manière donne au film une énergie à la fois fiévreuse et sensuelle, où chaque scène peut basculer dans l’imprévu. Le montage, confié à Alan Baumgarten, Jay Cassidy et Crispin Struthers, prolonge ce goût pour l’ellipse et l’éclat. Les séquences se succèdent comme autant d’éclats de mémoire, parfois contradictoires, entrecoupées de flash-back ou de ruptures qui soulignent la subjectivité du récit.
La bande originale est l’un des plaisirs immédiats du film. Russell aligne des morceaux qui sont autant de coups de théâtre sonores que de rappels d’époque : Elton John, Tom Jones, Donna Summer, les Bee Gees, l’Electric Light Orchestra. Ces choix, loin de n’être qu’un fond rétro, incarnent l’état émotionnel des personnages : « I Feel Love » de Donna Summer devient l’écho des désirs, « Goodbye Yellow Brick Road » d’Elton John résonne comme un adieu aux illusions. Même la séquence où Jennifer Lawrence, hystérique, chante et danse sur « Live and Let Die » trouve une puissance de tragédie burlesque. On note que Danny Elfman, crédité pour la musique originale, se fait discret : ses compositions se fondent en arrière-plan, laissant les chansons populaires imposer leur pouvoir dramatique.
Rien de tout cela ne fonctionnerait sans un casting incandescent. Christian Bale, métamorphosé, livre une performance stupéfiante. Empâté, le crâne quasi chauve sous une moumoute grotesque, il transcende le ridicule pour atteindre une tendresse bouleversante. On sent chez Irving une lucidité douloureuse : il sait qu’il se ment à lui-même autant qu’il ment aux autres, et cette conscience fait de lui un personnage tragique, presque pathétique. Amy Adams, de son côté, confirme l’ampleur de son registre. Son rôle de Sydney, femme qui s’invente une identité d’aristocrate anglaise pour survivre, révèle une quête paradoxale d’authenticité dans le mensonge. Adams passe de la séduction flamboyante à la fragilité à fleur de peau avec une précision rare, et impose l’idée qu’elle est l’une des grandes actrices de sa génération, capable de passer du conte Disney (Enchanted) au drame cérébral (The Master).
Jennifer Lawrence, oscarisée l’année précédente, affronte un rôle plus ingrat : Rosalyn, épouse hystérique et imprévisible, figure d’excès qui aurait pu sombrer dans la caricature. Si parfois son jeu frôle l’outrance, Lawrence parvient néanmoins à faire surgir un naturel désarmant, notamment dans ses confrontations avec Adams, où l’électricité entre les deux actrices donne au film ses moments de vérité les plus explosifs. Bradley Cooper, quant à lui, trouve un équilibre subtil entre comédie et tension. Son Richie DiMaso, agent du FBI qui se rêve stratège de génie, multiplie les grimaces, les accès de colère et les excès capillaires, mais Cooper lui insuffle une humanité vacillante qui empêche le personnage de se réduire à une caricature. Enfin, Jeremy Renner, en maire corrompu au sourire chaleureux, impose une sincérité paradoxale : il incarne un homme qui croit vraiment aider sa communauté tout en trempant dans des affaires douteuses, et sa candeur brouille les frontières entre culpabilité et innocence. Le second rôle de Louis C.K., en supérieur du FBI déprimé, ajoute une touche de comique absurde qui accentue l’atmosphère de dérision tragique.
En définitive, American Hustle est moins un thriller qu’une comédie humaine en costumes d’époque. Certains regretteront que l’intrigue policière, pourtant riche, serve surtout de prétexte et manque de tension dramatique. Mais c’est précisément dans cette liberté que réside la singularité du film : comme un morceau de jazz, le scénario se contente d’un motif que les comédiens brodent à leur manière, dans un échange d’improvisations et de variations. Le spectateur y trouve une expérience vibrante, où la beauté des gestes et des voix, la chaleur des couleurs, la fulgurance des musiques, l’emportent sur la cohérence procédurale. Ce n’est pas une machine huilée mais une célébration du désordre, un portrait d’êtres humains coincés entre le rêve et le mensonge, l’avidité et l’amour.
Conclusion : Sous les paillettes, les perruques et les décolletés, American Hustle reste avant tout une histoire d’amour contrariée, filmée avec la générosité d’un cinéaste qui aime ses acteurs et croit à la vérité qu’ils dégagent, même à travers leurs masques. En célébrant leur fragilité, David O. Russell signe un film imparfait, parfois bancal, mais d’une vitalité irrésistible — une œuvre qui, à l’image de ses personnages, préfère l’ivresse de la performance à la rigueur du plan.


