
Trois ans après l’annonce du projet au Comic-Con de San Diego et presque deux ans après le début du tournage, le colossal projet de Warner Bros., qui vise à établir un univers cinématographique comparable à celui de Marvel, arrive enfin sur nos écrans. Attendu par certains et redouté par d’autres, que vaut donc ce combat de titans ? Il est indéniable que la dernière demi-heure de Man of Steel et la polémique autour de ses scènes de destruction massive ont marqué un tournant dans le genre du film de super-héros. Cette controverse a déjà eu un impact sur la concurrence : dans Avengers: Age of Ultron, Joss Whedon mettait un accent particulier sur l’évacuation des civils pour se démarquer du film de Zack Snyder. Cette question plane désormais sur Batman v Superman : L’aube de la Justice, qui se veut presque une justification du film précédent dont il constitue la suite directe. Le film s’ouvre d’ailleurs sur cette fameuse dernière demi-heure, vue cette fois du point de vue de Bruce Wayne (interprété par Ben Affleck, Gone Girl, Argo), qui se précipite au milieu des décombres pour sauver ses employés. Le film aborde sérieusement l’univers super-héroïque et cherche à poser des questions philosophiques sur le rapport de l’homme à Dieu, la peur de l’inconnu alimentant la haine, tout en proposant une intrigue solide. Cependant, la structure du scénario de Chris Terrio (Argo, Batman v Superman) est trop maladroite pour être pleinement efficace, malgré son statut d’oscarisé. En raison de son ambition, il faut attendre près de quarante minutes avant que les premières séquences d’action ne surviennent, la confrontation qui donne son titre au film n’arrivant qu’au début du dernier acte. Malheureusement, les différentes intrigues s’enchaînent sans jamais vraiment fusionner en une histoire cohérente, certaines d’entre elles ne menant littéralement nulle part, comme celles impliquant Holly Hunter et Scoot McNairy. La confrontation finale, qui se déroule dans un port de Gotham désert depuis des années, est plombée par des effets numériques approximatifs et un Doomsday dont le design générique et l’animation laissent à désirer.
Warner Bros. utilise Batman v Superman : L’aube de la Justice comme un raccourci dans la fondation de l’univers cinématographique DC, introduisant de force des personnages et des concepts qui seront exploités dans d’autres films de la franchise Justice League. Ces éléments ressemblent à des scènes post-génériques de Marvel Studios, mais sembleront obscurs aux spectateurs non versés dans les arcanes des comics, d’autant plus qu’ils sont déconnectés de l’intrigue principale. La vision d’un futur « apocalyptique » – où les initiés comprendront, mais où les autres se demanderont qui sont ces monstres ailés – apparaît comme un véritable geekgasm visuellement impressionnant, mais semble provenir d’un autre film, les événements qu’elle annonce étant en contradiction apparente avec ceux dépeints dans le film. En revanche, l’introduction de Wonder Woman, interprétée par Gal Gadot (Wonder Woman, Fast & Furious), est plutôt réussie et harmonieuse. Elle se montre confiante et charismatique, soutenue par un thème musical galvanisant, même si son temps de présence n’est pas suffisant pour valider ses talents d’actrice. Le traitement du personnage de Superman est l’un des aspects les plus problématiques du film. Non pas qu’il soit éclipsé par Batman, car il est au centre des débats qui animent les autres protagonistes, mais il est réduit à une figure statique, muette et rarement moteur de l’action. Henry Cavill (Man of Steel, The Man from U.N.C.L.E.) remplit le costume de Superman avec brio, mais il ne peut donner de la profondeur à un personnage sous-écrit, rongé par le doute. Ses interactions se limitent principalement à sa relation avec Lois Lane (interprétée par Amy Adams, Arrival, The Fighter), semblant déconnecté de l’humanité qu’il est censé aimer. Lorsqu’il est contraint de comparaître devant une commission d’enquête, on espère un discours révélant toute la noblesse du personnage, mais il est encore une fois réduit au silence par un coup de théâtre dont l’utilité narrative échappe. Ce film prolonge d’ailleurs l’aspect de Man of Steel qui me dérangeait : le message des parents adoptifs, incarnés par Diane Lane et Kevin Costner, le pousse à ne pas utiliser ses pouvoirs pour intervenir dans la vie des humains, une philosophie « libertarienne » qui va à l’encontre de la nature même de Superman. J’espère que l’évolution du personnage entrevue à la fin du film lui offrira un nouveau départ.

Ironiquement, Batman devient le rayon de soleil du film. Ben Affleck réussit son examen de passage, à l’aise en Bruce Wayne, aux tempes grises, comme le dit Alfred (un Jeremy Irons (The Man in the Iron Mask, The Bunker) dont l’entente avec Affleck est palpable) : « devenu trop vieux pour mourir jeune, non faute d’avoir essayé ». Charmeur et charismatique, même hors du costume de Batman, il offre une version massive, imposante et véloce, visuellement proche du comics. Le Caped Crusader est au centre de la scène la plus exaltante du film, aperçue dans la bande-annonce, où il affronte une vingtaine d’assaillants, révélant toute l’admiration de Snyder pour le personnage. Pour moi, c’est la meilleure représentation de Batman en action à l’écran. Cette itération, moralement ambiguë et brutale, n’hésite pas à utiliser des armes à feu, allant même jusqu’à tuer si nécessaire. Les puristes diront, et à juste titre, que cela va à l’encontre des principes du personnage, mais j’ai trouvé que cela passait dans le contexte du film : il s’est clairement « radicalisé » après 20 ans de lutte et la mort de Robin. La conclusion laisse entendre qu’il va revenir à des méthodes plus mesurées. Plus gênant sont les moments où Chris Terrio (Argo, Justice League) présente ce Batman vétéran comme naïf, notamment dans sa manière d’être manipulé pour attaquer l’Homme d’Acier (cette dynamique est d’ailleurs assez confuse). Leur confrontation, bien qu’elle tienne visuellement ses promesses iconiques, ne parvient pas à éclairer la dichotomie entre les deux héros, tous deux plongés dans une même noirceur. Il est ironique d’avoir un Superman qui parvient à être plus sombre que Batman. Dès l’annonce du casting, j’appréhendais l’interprétation de Lex Luthor par Jesse Eisenberg (The Social Network, Now You See Me), une version qui s’avère être de loin la plus mauvaise que j’aie pu voir tous médias confondus. Cependant, le comédien n’est pas seul en cause. Ses motivations confuses s’inspirent des comics, où il déteste Superman parce que son existence dévalorise ses propres accomplissements, mais y ajoute des considérations superficielles sur un père abusif et la nature du pouvoir, le tout enveloppé dans des citations de Lolita de Nabokov et d’Alice au Pays des Merveilles. Son comportement est erratique : est-il un businessman manipulateur, un fou ricanant ou lui-même manipulé par des forces extraterrestres ? Eisenberg livre une performance survoltée, oscillant entre une parodie de son Mark Zuckerberg dans The Social Network et le Joker de César Romero dans la série Batman de 1966, qui trouverait sa place dans les films de Joel Schumacher.
Si l’on excepte le combat final, qui aurait pu être signé par Louis Leterrier, le film est visuellement grandiose et monumental. Zack Snyder, qui retrouve son directeur de la photographie fétiche Larry Fong (300, Watchmen), impose ici son style distinctif (ah, ces ralentis !) et laisse éclater sa compréhension innée de l’esthétique super-héroïque dans chaque plan. Il compose de véritables fresques épiques, reproduisant des cases iconiques de Alex Ross et bien sûr du Dark Knight Returns de Frank Miller, qui reste sa plus grande inspiration graphique. La direction artistique de Patrick Tatopoulos (Immortals) est remarquable, et les costumes de Michael Wilkinson (Man of Steel, Wonder Woman) – tout particulièrement celui de Batman – sont sublimes. Le score massif et opératique du duo Hans Zimmer (Inception, The Dark Knight) / Junkie XL fonctionne parfaitement, donnant au film la cohérence que la structure du script ne lui donne pas toujours.
Conclusion : Malgré sa splendeur visuelle et son indéniable dimension épique (et l’interprétation de Batfleck !), Batman v Superman : L’aube de la Justice n’a pas les moyens de ses ambitions, cherchant à raconter une multitude d’histoires au lieu de se concentrer sur une seule, ce qui dessert certains personnages et affaiblit l’ensemble.