
Dans « Babylon » de Damien Chazelle, le rideau se lève sur les coulisses du Hollywood des années 1920, guidant le spectateur à travers les destins de quatre protagonistes. Ils vivront la transition du cinéma muet au parlant, offrant ainsi une trame narrative classique de « rise and fall », enveloppée dans une fresque débordante d’orgie et d’excès. Cette œuvre rappelle à la fois les épopées cinématographiques telles que « 1900 » et le style de films tels que « Le Loup de Wall Street » ou « Boogie Nights ». Margot Robbie, connue pour ses rôles dans « Le Loup de Wall Street » et « The Suicide Squad« , incarne Nelly LaRoy, une actrice inspirée de la star du muet Clara Bow. Celle qui a laissé son empreinte dans le lexique contemporain en étant à l’origine du terme « it-girl ». Ce terme désigne une célébrité dotée d’une qualité indéfinissable, que ce soit sur le plan physique, intellectuel, ou comportemental, captant ainsi l’attention du grand public. Le personnage de Robbie semble puiser son inspiration chez la romancière anglaise Elinor Glynn, elle-même modèle pour un autre personnage du film incarné par Jean Smart. Glynn a inventé cette formule pour décrire sa propre prestation dans le film « It » en 1927. Robbie, véritable force dans le film, ne se contente pas seulement de ses talents d’actrice. Elle possède également la capacité d’attirer les regards et la lumière, caractéristiques propres aux stars. Chazelle lui confère même une réplique-manifeste : « On est une star ou on ne l’est pas », que son personnage déclame avant même de fouler le sol d’un studio de cinéma. Dans ce rôle, elle est constamment portée à son maximum, invité par Chazelle à exprimer chaque émotion au sommet, tout en maintenant le cap narratif. Robbie, véritable force dans le film, ne se contente pas seulement de ses talents d’actrice. Elle possède également la capacité d’attirer les regards et la lumière, caractéristiques propres aux stars. Chazelle lui confère même une réplique-manifeste : « On est une star ou on ne l’est pas », que son personnage déclame avant même de fouler le sol d’un studio de cinéma. Dans ce rôle, elle est constamment portée à son maximum, invité par Chazelle à exprimer chaque émotion au sommet, tout en maintenant le cap narratif.
Brad Pitt, qui entre de manière indiscutable dans cette catégorie, endosse le rôle de Jack Conrad dans « Babylon ». Acteur et séducteur aux multiples mariages, Jack Conrad est inspiré du scénariste et réalisateur John Gilbert. Ce dernier a déjà servi de modèle au personnage incarné par Jean Dujardin dans « The Artist », symbolisant le déclin lors de l’avènement du cinéma parlant. Le Conrad de « Babylon » intègre des traits d’autres acteurs de l’Âge d’or tels que Douglas Fairbanks, et Pitt lui confère des attitudes à la manière de Clark Gable, bien que ce dernier appartienne à la génération des stars du parlant. L’interprétation de Brad Pitt, dégage indéniablement une certaine distance, une dimension « meta », qui semble parfois jouer avec le spectateur, lui murmurant presque : « Oui, c’est bien moi, Brad Pitt, en smoking, c’est fou tout ce qu’on peut faire. » Par moments, il semble même ressusciter le personnage d’Aldo Raine de « Inglourious Basterds« , surtout lorsque son personnage souhaite démontrer son affinité pour les langues étrangères. Quant au personnage joué par Li Jun Ji, inspiré de l’actrice asiatique Anna May Wong (« Shanghai Express »), il apporte une dimension plus dramatique au film. Issue d’une famille d’immigrants, elle incarne tous ces individus venus d’ailleurs, que ce soit du New Jersey comme Nelly ou du Mexique comme Manny Torres.
Manny, un immigrant mexicain, est l’homme à tout faire d’un grand producteur hollywoodien dans « Babylon ». Au fil du temps, il gravit les échelons des studios pour devenir directeur de production, une figure qui a contribué à bâtir Hollywood. Interprété par Diego Calva Hernández, acteur mexicain découvert dans la série télévisée « Narcos: Mexico« , Manny est de facto le personnage principal de cet ensemble. Une grande partie du film repose sur ses épaules, malgré le paradoxe de sa présence limitée à l’écran. Il incarne le point de vue du spectateur sur cet univers décadent. Malgré son amour incommensurable pour le cinéma et son désir ardent de fouler les plateaux à tout prix, les motivations profondes de Manny demeurent énigmatiques. Le rythme frénétique du film l’empêche de creuser son intériorité, bien que la sincérité de sa passion soit palpable. Il se retrouve emporté dans une existence préjudiciable, mais curieusement, la séduction du côté sombre d’Hollywood ne semble pas pleinement s’exprimer en lui. Manny se présente comme une page blanche, un canevas où le scénariste/réalisateur esquisse ses idées et concepts. Bien qu’il soit lié à Nelly, dont il est éperdument amoureux, leur relation n’est pas suffisamment explorée pour que sa conclusion tragique résonne aussi intensément qu’on l’aurait souhaité. Quant à Jovan Adepo, repéré dans « Overlord« , il incarne Ray, un trompettiste de jazz inspiré en partie par Louis Armstrong et Duke Ellington. Manny le découvre et en fait une vedette de films centrés sur des musiciens de jazz, à l’image du premier film de Vincente Minelli, « Un petit coin aux cieux ». Ray représente le membre du quatuor qui dispose du moins de temps à l’écran, semblant par moments évoluer dans son propre film parallèle. Néanmoins, on pourrait dire la même chose du personnage de Conrad. Bien qu’essentiel au message du film, Conrad demeure en périphérie du fil narratif principal qui suit le parcours de Nelly. En retirant son personnage, la structure du film ne serait que peu affectée. Cependant, la performance de Pitt, adoptant un ton plus sérieux et sincère, insuffle à « Babylon » une mélancolie absente dans la trajectoire de Robbie, tandis que Calva file à toute allure. La trajectoire de Conrad, déjà au sommet de la pyramide babylonienne au début du film, décélère progressivement à mesure que ce « Roi-Soleil » de l’univers du muet perd peu à peu son statut d’étoile.
Le film s’étire sur trois heures, clairement segmentées en trois mouvements distincts. Le succès du premier tiers, le plus frénétique, réside dans sa capacité à faire ressentir les années vingt, autrefois lointaines, comme éminemment contemporaines, sans adopter l’austérité souvent associée aux films historiques. Bien que la période des années folles soit richement reconstituée, Chazelle saisit l’énergie et l’ambition de l’époque à travers des anachronismes dans le comportement et la manière de s’exprimer de ses protagonistes, ainsi qu’une énergie hypercinétique héritée des films de Scorsese. Il est essentiel de souligner le travail monumental de Justin Hurwitz, compositeur de la bande originale, comme pour tous les films du créateur de Whiplash. La bande sonore est presque plus grande que le film lui-même, constituant sa force motrice. La composition de Hurwitz rappelle celle de Nino Rota, brouillant la frontière entre une musique diégétique et une composition orchestrale. Les personnages dansent, ou s’adonnent à des montagnes de cocaïne, sur un air joué en direct par un groupe de jazz. Par la suite, ils sont accompagnés d’une variation de cet air dans la partition de Hurwitz. Il utilise des instruments des années folles, mais leur insuffle un esprit emprunté au rock’n’roll, voire à la culture des raves parties. C’est une œuvre exceptionnelle, une bande son holistique entièrement intégrée, qui n’émerge que lorsque le compositeur est impliqué dès l’origine du projet, collaborant avec un réalisateur qui accorde une place prépondérante à la musique. Les morceaux de Hurwitz dirigent le rythme et la cadence du film, à la manière des partitions de Morricone chez Sergio Leone. Les thèmes musicaux deviennent le patron pour Chazelle et son monteur Tom Cross (Mourir peut attendre, First Man).
Babylon s’ouvre sur une séquence de festivités débauchées, orchestrée par Chazelle avec toutes les astuces possibles pour émerveiller et provoquer le spectateur. Bien sûr, cette séquence offre une vision ostentatoire de la débauche, provenant de l’imagination d’un observateur plutôt qu’un participant. Cependant, elle demeure cruciale pour immerger le spectateur dans cet univers. Une approche plus conventionnelle, impliquant que Margot Robbie quitte son New Jersey natal pour poursuivre ses rêves à Hollywood, aurait été beaucoup moins captivante que son entrée explosive au cœur de cette bacchanale. Repérée lors de la fête, Nelly se voit offrir un rôle qui la conduira à tourner dès le lendemain, dans des circonstances rappelant l’un des principaux scandales de l’ère du cinéma muet (l’affaire Fatty Arbuckle, innocent dans la réalité, coupable dans le film). Elle arrive sur une vaste plaine servant de lieu de tournage à plusieurs productions simultanées, au même moment que Manny, recruté comme assistant par Jack Conrad. Ce dernier l’a ramené dans sa somptueuse villa après la fête. Cette séquence, d’une durée de plus de 45 minutes et la meilleure du film, est exaltante. Tel un film dans le film, elle suit l’ascension du talent de Nelly, recrutée comme simple figurante, et le tournage d’une fresque historique avec Conrad en vedette, dirigée par un réalisateur allemand modelé sur Erich von Stroheim (incarné par Spike Jones). Manny doit y mater un soulèvement de figurants en colère, puis, dans une course contre la montre infernale, récupérer une caméra avant le coucher du soleil pour capturer le plan final du film. Le rythme et l’ampleur de cette séquence, réalisée sans recourir à des effets spéciaux, sont spectaculaires. Une autre prouesse est la séquence décrivant le tournage de la première scène parlante de Nelly, désormais une star de l’écran. Ce tournage en apparence simple se transforme en un calvaire que Chazelle filme comme une séquence de suspense insoutenable, où Nelly et la réalisatrice qui l’a révélée (Olivia Hamilton, épouse de Chazelle dans la vie réelle et coproductrice du film) doivent lutter pour achever une simple scène sous la coupe tyrannique d’un ingénieur du son. Margot Robbie y livre une performance à couper le souffle.
La seconde moitié du film marque le déclin de Jack, dont le style de jeu n’est plus en phase avec l’ère du parlant, tandis que Manny gravit les échelons chez Kinescope, la version fictive de Paramount dans le film. Nelly, elle, parvient à maintenir difficilement son statut de vedette, malgré une consommation excessive de drogues et d’alcool. Une séquence surréaliste la montre organisant une « pool party » en plein désert pour voir son père-agent (le comique Eric Roberts) affronter un serpent à sonnette après avoir surpris des critiques à son égard. Cependant, certaines séquences excessives et provocatrices, visant peut-être à évoquer Fellini, Bunuel ou les Monty Python, échouent, notamment celle où Nelly assiste à une réception huppée à Beverly Hills, provoquant un chaos vomitif. Le dernier acte des années trente voit la chute définitive de la plupart des protagonistes. Nelly accumule des dettes de jeu auprès d’un gangster redoutable, révélé seulement dans les dernières minutes, et se réfugie auprès de Manny, la seule personne qui ne l’a pas abandonnée. Sydney, désabusé par Hollywood, abandonne les projecteurs pour retourner à la vie de musicien dans des clubs de jazz. Jack, quant à lui, voit sa chute s’accélérer après le suicide de son meilleur ami et producteur, le laissant seul pour son premier film parlant qui se solde par un échec. Les rôles se font rares, et les grands patrons de studio, tels que le légendaire Irving Thalberg de la MGM, ne répondent plus à ses appels. Pitt partage une scène émotionnelle avec Jean Smart, initialement pensée comme la source de son infortune. Elle lui explique que même si sa carrière est finie, son travail survivra à jamais. Malgré le changement brutal de ton du film, Pitt parvient à rendre naturelle la détresse émotionnelle de son personnage, exposant de manière quelque peu artificielle la thèse sur la force du cinéma. Avant cela, il offre une belle scène où, après la mort de son ami, il confronte sa dernière épouse (Katherine Waterston), une actrice de théâtre méprisant le cinéma. Chazelle cherche à montrer la détresse émotionnelle du personnage tout en exposant la thèse sur la puissance du cinéma, un défi que Pitt relève avec naturel.
La conclusion de l’histoire entre Nelly et Manny prend une tournure inattendue lorsque, pour libérer Nelly de ses dettes, ils font affaire avec un personnage excentrique, à la fois habilleur et dealer, qui prétend détenir les 80 000 dollars nécessaires. Ensemble, ils se dirigent vers une villa de Beverly Hills appartenant au gangster James McKay, qui se révèle être Tobey Maguire, alias Spider-Man, mais dans un état méconnaissable, pâle avec des dents jaunies probablement à cause de la drogue. Ce criminel cinéphile expose avec enthousiasme ses idées de films à un producteur, ignorant que l’argent est en réalité de la fausse monnaie utilisée sur les tournages. Les trois protagonistes se retrouvent alors entraînés dans une mine désaffectée, une descente aux enfers littérale où chaque niveau est plus dépravé que le précédent. Entre strip-tease, bondage, combats illégaux et une galerie de Freaks digne des cauchemars de Tod Browning ou David Lynch, cette séquence excessive, bien que détachée du ton du reste du film, fonctionne grâce à son aspect intentionnellement grotesque. Chazelle y glisse peut-être un clin d’œil aux théories de l’extrême droite américaine, qui voit l’industrie du divertissement entre les mains de satanistes. Manny parvient à échapper à la mine, mais il est traqué par les tueurs de McKay. Fuyant vers Mexico avec Nelly, il lui révèle son amour, créant l’apparence d’une fin heureuse. Cependant, Nelly disparaît soudainement, comme si elle n’avait jamais existé. Une décennie plus tard, on retrouve Manny devenu commerçant, visitant Los Angeles avec sa femme et sa fille. Il se rend dans un cinéma projetant « Singing in the Rain », une scène où Chazelle fusionne des extraits du classique de Stanley Donen avec des scènes de son propre film, soulignant le parallèle entre les deux œuvres sur le passage du muet au parlant de manière un peu trop explicite. Babylon bascule ensuite dans une séquence psychotronique, une version cinéphile de la Porte des Étoiles de « 2001 », laissant planer l’incertitude quant à savoir si elle se déroule dans l’esprit du personnage ou si elle est l’expression des sentiments du réalisateur sur le cinéma et son avenir. L’écran défile un montage d’images de films, de l’entrée du train en gare de la Ciotat à « Avatar » de Cameron, en passant par Bunuel, la Nouvelle Vague, Spielberg (cité deux fois avec « Rencontres du troisième type » et « Les Aventuriers de l’Arche perdue »), « Tron » ou « Matrix ». Le plan de Cameron se dissout dans des images de pellicule et du processus d’émulsification, peut-être symbolisant la collision entre la science, la technologie et l’émotion, l’essence même du cinéma. Interpréter cette séquence devient délicat : s’agit-il d’une célébration de cet art et de ceux qui le créent, exprimée dans un geste à la fois intellectuel et sincère, ou bien est-ce un regret implicite du genre « Nous avons tout gâché » ?
Babylon aspire à entraîner le spectateur dans un tourbillon sensoriel, mais pâtit d’une lacune émotionnelle. Dans sa dernière partie, le film tente de transmettre un message sur la puissance intemporelle du cinéma et la passion cinéphile, mais le fait de manière plutôt prévisible. À l’image de ses personnages, « Babylon » décline dans sa seconde moitié, perdant de son énergie et de son urgence. Les moments émotionnels marquants ne parviennent pas à atteindre la force escomptée, faute d’avoir été suffisamment développés tout au long du film. Avec son ambition et sa maladresse simultanées, « Babylon » divise, comme en témoignent les réactions critiques et son échec retentissant au box-office américain. Il rejoint le panthéon des grands échecs de prodiges du cinéma américain, aux côtés de films tels que « Coup de Coeur » de Francis Ford Coppola, « 1941 » de Steven Spielberg, « New York, New York » de Martin Scorsese ou « Le Bûcher des Vanités » de Brian DePalma. Pour Damien Chazelle, c’est plutôt encourageant, considérant les parcours brillants des réalisateurs après de tels revers, à l’exception peut-être de Coppola. Il pourrait être amené à revoir ses ambitions à la baisse, ou peut-être à se lancer dans un spin-off de Spider-Man pour Sony, peut-être centré sur le personnage du Docteur Octopus.







Un spin-off sur Octopus réalisé par Chazelle, ah oui ? Les personnages Marvel deviennent donc la soupe populaire pour réalisateurs en péril. Triste.
Critique passionnante à laquelle je souscris globalement. Je ne connaissais pas cette Elinor Glyn à l’origine du phénomène It.