Paru en 1964 DUNE de Frank Herbert est un des romans fondateurs de la science-fiction contemporaine, dont les thématiques géopolitiques, religieuses et (en avance sur son temps) écologiques rencontreront un succès fulgurant auprès de la génération de la contre-culture des années 70. Ce sont ces mêmes éléments auxquels il faut ajouter la construction du monde imaginaire le plus complet depuis le Seigneur des anneaux de Tolkien qui ont fasciné Hollywood et paradoxalement ont contrecarré les efforts pour l’adapter à l’écran. Il est en effet difficile de résumer cette vaste saga se déroulant dans un avenir lointain où Paul Atréides (incarné dans cette version par Timothée Chalamet) le fils d’une famille noble se retrouve plongé dans un affrontement pour le contrôle de la planète désertique Arrakis seul endroit où est produit l’Epice la substance la plus précieuse de l’univers qui prolonge la vie, donne des capacités cognitives surhumaines et rend possible les voyages interstellaires. Il faut ajouter à cela que Paul pourrait être le chef messianique que le peuple opprimé d’Arrakis attend depuis longtemps mais aussi le fruit des l’expérimentations d’un ancien ordre secret de femmes appelé Bene Gesserit pour faire naitre une autre figure messianique baptisé le Kwisatz Haderach. Vingt ans durant, les studios se sont cassés les dents sur cette adaptation cinématographique avec les effondrements des projets du chilien Alejandro Jodorowsky (documenté dans l’excellent Jodorowsky’s Dune) puis de Ridley Scott avant que l’échec critique et public du film de David Lynch (qui mérite une réhabilitation que nous ne mènerons pas ici) n’enterre pour longtemps toute velléité d’une nouvelle transposition (au cinéma en tout cas puisque le roman fera l’objet de deux mini-séries télévisées et de jeux populaires sur PC ). Dans les années 2010 les échos de l’œuvre qui se retrouvent dans notre monde secoué par les guerres liées au pétrole, le changement climatique et les conséquences de la cupidité humaine ravivent l’intérêt des studios, Paramount projette une adaptation avec Peter Berg (22 Miles) puis Pierre Morel (Taken) abandonnée en 2011. C’est finalement la société Legendary Pictures (Pacific Rim, 300) adossée à la major Warner Bros. qui confie à Denis Villeneuve la lourde tache de livrer une adaptation à la hauteur de l’œuvre. Le cinéaste canadien qui en l’espace de quatre films (Prisoners, Sicario, Enemy et Premier Contact) s’est imposé comme un réalisateur majeur a déjà relevé un improbable pari avec la suite Blade Runner 2049 . Le Québécois accepte à condition de pouvoir adapter le roman en deux films. Si le scénario est confié à des plumes prestigieuses Jon Spaiths (Prometheus, Doctor Strange , Passengers) et à l’oscarisé Eric Roth (Forrest Gump , Benjamin Button , The Insider) Dune édition 2021 est bien l’œuvre de son réalisateur qui poursuit ici l’épure de son style à la fois fastueux et énigmatique pour rendre justice à un texte de science-fiction dense , pleins d’intrigues de palais et de mysticisme interplanétaire tout en conservant la forme d’un blockbuster.
Avec cette épopée massive de science-fiction, Denis Villeneuve semble vouloir prouver qu’il existe une voie alternative pour les films à gros budgets qui n’ont pas besoin d’être hyperactifs pour être spectaculaires, qu’il est possible de laisser vivre ses scènes à un rythme mesuré sans enchainer les scènes d’action de façon métronomique tout en conservant un aspect impressionnant. Avec Premier Contact il avait représenté de façon crédible l’étrangeté et le vertige existentiel que pourrait provoquer l’expérience d’une rencontre extra-terrestre, il retrouve cette qualité pour nous transporter ici dans une autre réalité. L’univers visuel du film est d’une cohérence et d’une ampleur incroyable, décors et effets spéciaux fourmillent de détails et atteignent un niveau d’excellence. Colossal le film évoque la grandeur des « epic » de l’ancien Hollywood sans tomber dans l’emphase. Ce récit qui parcourt des planètes dont l’écologie reflète la psychologie de ses protagonistes : la désertique Arakkis, l’océanique Caladan balayée par la pluie et le vent patrie des Atreides, Giedi Prime ténébreuse et minérale planète du clan Harkonnen, s’accorde parfaitement avec sa prédilection pour les paysages qui engloutissent leurs personnages dans des perspectives épiques. On se souvient de la vision d’une araignée géante de la taille d’un gratte-ciel marchant au milieu de la ville d’Enemy, la découverte de la ville de Juarez telle une extension de l’enfer sur terre dans Sicario et le Las Vegas baignant dans la fumée ocre des radiations d’une mystérieuse catastrophe dans Blade Runner 2049. Il maintient la caméra en grande partie statique, avec de majestueux plans larges persistants qui permettent au spectateur d’absorber pleinement les visions ultra-détaillées qu’il construit, chaque plan composant presque un tableau. Pour accentuer l’aspect massif de son film Villeneuve joue avec les échelles et les points de vue, les vaisseaux de transport de troupe à destination d’Arrakis colossaux au ras du sol sont insignifiants tels des insectes face à l’étendue de l’espace. Mais si le réalisateur de Polytechnique n’est pas un pur cinéaste d’action, il sait diriger des séquences d’action massives avec assurance. A l’image du raid des Harkonnen sur la forteresse des Atréides une longue séquence qui, comme une explosion s’étend avant de se contracter sur quelques figures avec un effet écrasant qui marque les esprits. Mais son vrai talent réside moins dans la mise en scène de la violence que dans son anticipation. Il aime s’attarder sur les moments de menace imminente. Un talent qui lui sert particulièrement dans Dune, dont l’intrigue regorge de trahisons et de tentatives d’assassinat. Le film regorge multiplie les clins d’œil cinématographiques, à Lawrence d’Arabie, désert oblige, à Apocalypse Now (la scène d’introduction du baron Harkonnen) la géométrie des cadres, l’ambiance sonore et l’aspect monolithique des vaisseaux évoquent Stanley Kubrick mais ces hommages sont volontaires. Avec Dune, le style Villeneuve atteint sa pleine maturité, peu de réalisateurs actuels atteignant sa maitrise d’exécution.
Après Bradford Young et Roger Deakins , Denis Villeneuve travaille ici avec la palette de couleurs désaturées d’un autre grand directeur de la photographie Greig Fraser (Zero Dark Thirty , Rogue One) qui donne un aspect naturaliste à ces différents environnements tout en préservant l’apparence grandiose qui sied au grand spectacle. A l’opposé des influences baroques et industrielles de David Lynch, Villeneuve et son fidèle chef décorateur depuis Prisoners Patrice Vermette prennent l’option d’un minimalisme privilégiant une conception artistique brutaliste aux tonalités métalliques. Les grands maitres du comic-book, les Jack Kirby, les Frank Miller ou les Moebius (pas étranger à Dune puisqu’il fut le fer de lance du projet de Jodorowsky) quand ils trouvent leur style graphique ont tendance à l’épurer toujours plus à chaque projet , c’est ce qu’on ressens ici chez Villeneuve alors qu’il le déploie sur un canevas toujours plus grand. Le travail de production de Vermette et les costumes de Jacqueline West (The Revenant) s’inscrivent dans le cadre d’une esthétique rigoureusement contrôlée, ils écartent beaucoup des conventions du design futuriste au profit d’une approche beaucoup plus « archéologique » – on ressent le passage du temps sur les décors monumentaux dans lesquels évoluent les protagonistes qui semblent avoir été construits dans des temps immémoriaux – et symbolique. La forteresse d’Arrakeen rappelle l’architecture aztèque, des panneaux japonais peints côtoient des robes byzantines ou des armures futuro-médiévales. Les formations de l’armée des Atreides rappellent l’esthétique fasciste, leurs ornithoptères (des hélicoptères avec des pales voltigeant comme des ailes d’insectes) reflétant la puissance de leur technologique militariste. En incorporant dans sa vision du monde des Harkonnens des designs qui évoquent l’étrangeté mécanique du peintre suisse HR Giger (Alien) qui l’avait conçu la version avortée de Jodorowsky le Dune de 2021 lui rend un hommage subliminal. Ce mélange d’influences nous rend cet univers à la fois familier mais étranger, ces choix esthétiques participent à l’aspect immersif et écrasant du film. Autre composant essentiel, le travail sur le son est phénoménal, quasi-sismique il fait trembler les fauteuils allié à la puissante partition de Hans Zimmer , si intense qu’elle en devient presque effrayante avec ses chants gutturaux et ses techno-cornemuses écossaises. Dans un paysage cinématographique de plus en plus numérique le monde de Dune est particulièrement tactile, les effets visuels, signés de la compagnie britannique DNEG (ex-Double Negative)récompensée aux Oscars pour Inception, Interstellar, Ex Machina, Blade Runner 2049, First Man et Tenet (cette liste parait cohérente tant ces films et leurs réalisateurs semblent appartenir à une mouvance commune) s’intègrent organiquement aux environnements naturels mais ont aussi une vraie qualité artistique presque poétique , comme la magnificence et l’étrangeté des vaisseaux spatiaux du film qui semblent sortir des peintures de Chris Foss.
Scinder en deux le roman de Herbert évite d’avoir à sprinter, comme Lynch, à travers les évènements du livre. Ce choix d’adaptation judicieux permet aux scènes importantes de respirer afin d’obtenir une révélation satisfaisante des motivations des personnages et de poser les bases des dynamiques futures de la saga. Le script efficace de Villeneuve, Roth et Spaiths simplifie les circonvolutions du roman et son lexique complexe. Il donne la priorité à l’émerveillement plutôt qu’à l’exposition afin de ne pas s’aliéner les novices de cet univers. Face au très grands nombre de personnages du roman, Villeneuve et ses scénaristes se montrent impitoyables, des personnages comme le Dr Yueh (Chen Chang), l’expert en sécurité Thufir Hawat (Stephen McKinley Henderson), Piter De Vries (David Dastmalchian) et Duncan Idaho (Jason Momoa qui tire le maximum de ce rôle de ce guerrier non-conformiste ami du jeune Duc) sont traités rapidement d’autres retirés de l’histoire comme Feyd Rotha l’autre neveu du Baron Harkonnen. Ce dernier antagoniste principal du film est incarné par Stellan Skarsgard, est tout aussi obèse et répugnant que dans la version de Lynch mais il est cette fois-ci authentiquement terrifiant. Ce sont sans doute les fans de l’actrice Zendaya Coleman qui seront les plus déçus car si elle est mise en avant par le marketing son personnage de Chani n’apparait qu’en toute fin du film. L’accent est mis sur relation mère-fils entre Paul (Timothée Chalamet) possible messie cosmique et sa mère Lady Jessica, interprétée par Rebecca Ferguson pour ancrer Dune dans une réalité émotionnelle qui rend accessible cet univers complexe. Cette relation prend le pas sur celle, plus affectueuse que dans le roman, avec son père, le duc Leto (Oscar Isaac tout en noblesse léonine). Timothée Chalamet qui a la lourde tâche d’incarner un « élu potentiel aux pouvoirs extraordinaires bloqué sur une planète de sable »- Dune est un peu victime de l’effet John Carter , ses concepts ont été tellement pillés au cours des décennies qu’il semble copier ceux qui s’en sont inspiré . Le comédien franco-américain joue très bien cette ligne de crête entre la confusion juvénile et la conviction de l’adulte. Il compose un prophète réticent, hanté par le poids de son destin et de terribles visions du futur. Ferguson est une nouvelle fois excellente exprimant les angoisses et la dévotion d’une mère un rôle qui est la clé du livre. Son alchimie réelle avec Chalamet contribue à la réussite de cette relation. Pour compléter le casting Villeneuve retrouve deux de ses interprètes précédents Dave Bautista prête son physique démesuré au cruel chef des hordes Harkonnen, Rabban et Josh Brolin dans le rôle de Gurney Halleck mentor de Paul, archétype du dur à cuire fidèle avec un cœur d’or. Même s’ils n’ont pas (encore) de scènes communes, Dune marque une mini-réunion des interprètes de No Country For Old Men puisque Javier Bardem incarne Stilgar leader taciturne des Fremen. Dans une déviation par rapport au roman, l’écologiste impériale Kynes change de sexe, elle est interprétée avec une force intimidante par l’actrice britannique Sharon Duncan-Brewster (la série TV Years and Years) qui fait forte impression. C’est elle qui accompagne les Atreides sur un site de récolte d’épices où ils ont un premier aperçu terrifiant des vers des sables géants, le monstre signature du roman, sa grande gueule s’ouvrant comme un vortex de sables mouvants déchaîné. Charlotte Rampling derrière un voile de perles prête son jeu glaçant à Gaius Helen Mohiam l’effrayante mère supérieure des Bene Gesserit dans une des scènes les plus intenses du film où elle teste la capacité de Paul de résister à la souffrance.
La porté politique du texte de Herbert avec la conjonction de l’oppression coloniale et de la religion, est naturellement présente mais Villeneuve semble insister sur l’aspect capitaliste de ces maisons qui tirent des fortunes de la récolte de l’épice (métaphore du pétrole brut) , ne donnant rien en retour au peuple Fremen. Bien que les Harkonnen soient indubitablement maléfiques cela ne fait pas nécessairement des Atreides les « gentils » en accord avec les thèmes anticolonialistes du récit, la voix off de Chani qui ouvre le film s’interroge d’ailleurs « Qui seront nos prochains oppresseurs ? » alors que les armées Harkonnen quittent Arrakis. Dune n’est que la première partie de l’histoire et nous amène à peu près au milieu du livre ce qui affecte la structure du film. Même si Villeneuve a pris soin d’y placer quelques scènes d’action, le climax n’est pas aussi spectaculaire que celui d’un blockbuster classique. Cela fait de Dune une expérience un peu frustrante dont la réussite au final dépendra de celle d’un second volet. Si le choix de n’adapter que la moitié du livre est une décision positive du point de vue narratif, c’est un pari audacieux quand, contrairement à ça ou au Seigneur des Anneaux, la suite n’a pas encore été tournée. Son existence dépend du succès financier du film, succès commercial, loin d’être acquis en période de pandémie avec un un film certes majestueux mais exigeant et elliptique, plus dans la tradition de David Lean que de Marvel Studios. D’ailleurs Villeneuve utilise les rêves prophétiques de Paul pour laisser entrevoir ce qui va arriver s’il arrive à raconter le reste de l’histoire, ces aperçus d’événements à venir remplissant la même fonction que les scènes post-génériques MCU. Dune est si monolithique et son ambiance si solennelle (ses détracteurs le jugeront trop sérieux) que les quelques touches d’humour apparaissent incongrues. Denis Villeneuve s’est élevé contre l’exploitation simultanée aux Etats-Unis du film dans les salles et sur la plateforme de streaming HBO-Max, déclarant que regarder Dune sur sa télévision était comparable à mettre un hors-bord dans une baignoire. Cette affirmation peut sembler prétentieuse (d’autant que comme Christopher Nolan autre intégriste de la salle on le soupçonne déjà de ce péché d’orgueil) pourtant son Dune est exactement le genre de cinéma grandiose et haut de gamme pour lesquels les formats d’écran premium (IMAX, Dolby) ont été conçus. Aussi bon que soit le film intrinsèquement, il est probable que l’expérience sensorielle de Dune ne prenne tout son sens que sur le plus grand écran possible avec le meilleur son possible.